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Jusqu'à demain

18 janvier 2021

Chapitres 1 à 8

 

 

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                           Jusqu'à Demain

Chapitre un

Paris : Janvier 1976.

 

Benoît, élève plus brillant que moi au regard vif, à l’éloquence rare et efficace, n’est pas bien grand et s'habille de vêtements aux couleurs assez vives. Il s’exprime avec économie et marque sa présence par sa faculté à se placer en marge du conventionnel.Au coeur de cette sinistre année de Seconde qui s'amorce, dans ce lycée parisien sans cour, sans arbre, il est le seul dans la classe avec qui il me semble pouvoir partager.

Ses probables mondes intérieurs que je suppose multiples sont rapidement devenus ma quête, ils pourraient ressembler à ceux d'un frère d'arme.

Une petite fenêtre s’ouvre, un rêve existentiel. La communication est immédiate et profonde.

Dès lors, les autres élèves, les professeurs, les murs de l’école, la famille et mes amis s'engloutissent dans un flou lointain et opaque.

Nous fréquentons de moins en moins les cours ; dans les rues du quartier, sur les bords de la Seine, dans des bistrots vieillots, nous bâtissons nos rêves. La fenêtre de ma chambre au premier étage donne sur une courette, mes fugues nocturnes mènent mes pas vers les marches et les jardins du Sacré Cœur, les échafaudages des maisons en rénovation, les lieux sous les étoiles, les lieux où durant des heures, nous échangeons des ailleurs.

 

« Encore heureux qu’on va vers l’été » de Christiane Rochefort est devenu un de nos livres de chevet, l’histoire d’une classe entière qui interrompt son cours, se lève et part en fugue dans les campagnes.

Lou Reed, Bowie, King Crimson, Jim Morrison accompagnent ces moments, un monde s’ouvre à moi où musiques et lumières laissent entrevoir la possibilité d'une vie.

Les parents de Benoît m’accueillent avec une grande bienveillance et une simplicité remarquable. Ses grand frères, cheveux très longs, yeux maquillés, et santiags léopards nous invitent à écouter les Rolling Stones dans leur chambre, l’ambiance est vivante et décontractée , l'inverse de celle qui règne dans l'appartement un peu vieillot de ma famille.

Chez Benoit les enfants vouvoient les parents. Le choc est remarquable : respect des parents mais liberté des enfants !

Et moi je me love dans cette ambiance.

Mon nouveau pote incarne à mon sens, la direction que je dois prendre.

 

Partir vers le Sud, s’imprégner de soleil, retrouver Rimbaud, Van Gogh, Verlaine et toutes leurs ivresses délirantes…. Nos voyages imaginaires, petit à petit, prennent la forme de projets concrets alors que notre présence au lycée devient de plus en plus abstraite.

Seuls les cours de français trouvent grâce à nos yeux. Aldo, professeur libertaire a saisi que nous étions dans son camp et une complicité amicale et philosophique nous conduit jusqu’à son domicile. Ainsi, un adulte plus âgé que nos propres parents peut nous comprendre et partager nos horizons.

 

Son petit appartement est composé de deux pièces, la première sert d’entrée, de cuisine, et de bibliothèque. Toute place vacante est occupée par des bouquins.

La seconde pièce est vide. Une lumière tamisée, un mur entier recouvert de feuilles mortes de platanes et d’érables ramassées dans les parcs, une rose fraiche dans un vase . Un seul meuble bas abrite une platine, un ampli et deux enceintes..

Assis sur un simple matelas ou sur le tapis, nous conversons le soir après les cours. Aldo sert le thé à la cardamone et nous fait découvrir les Pink Floyd.

Dans ce petit appartement parisien, nos 16 ans se posent dans un jardin philosophique où germent des rêves d’horizons lointains.

 

 

Jamais je ne peux m’attarder chez Aldo, ma mère est de plus en plus tendue et inquiète en constatant mes retards à la maison et mon indifférence totale à l’école et à la vie familiale.

Est-ce que je me drogue ? Suis-je influencé par un camarade, pire, par un professeur? Chaque silence de ma part lui suggère un soupçon et chaque soupçon me pèsent comme un injuste fardeau.

 

La seule issue possible  partir. ………

Un soir, après une altercattion et quelques claquements de porte, à bout de nerfs, je lui avoue mon projet de départ vers le sud.

"Tu veux quitter le lycée, vivre à la campagne ? très bien ! alors je connais un endroit dans le Lot où tu pourras garder les chèvres. C’est une famille d’accueil qui s’occupe de jeunes en rupture, tu seras payé…. ou bien, tu reprends les cours normalement et sérieusement. Pas d'autres choix !

 

Adieu les projets d’une fugue sans argent, ma mère sent ma détermination à partir et me tend un filet de sécurité. Le Lot me rapproche de la Provence et m’éloigne de ma scolarité et de la lourdeur familiale. J’accepte la proposition.

 

Tu pars dans 2 jours, va préparer tes affaires !

 

Elle est effondrée et ne veut rien laisser paraître, elle perd son fils pour qu’il ne se perde pas.

 

 

 

Cussou  (Lot) : Février 1976-.

Voilà un mois que je suis dans cette ferme, le couple qui me reçoit m’a accueilli fermement et chaleureusement.

Les petits matins sont gelés, Robert, le patron me montre comment mener le troupeau de chèvres en évitant les champs de luzernes pour rejoindre les forêts de chênes et la garrigue des collines alentours. J’apprends la traite, l’entretien de la chèvrerie et le soin à apporter aux femelles en début de gestation.

En fin de journée, Nicole sa femme pose de grosses gamelles sur la grande table autour de laquelle chacun raconte sa journée. 3 jeunes majeurs aux allures de voyous rock'nroll sont ici pour s’occuper du reste de la ferme .Poules, cochons, et potager.

Le samedi Robert et Nicole, sa femme, vont sur le marché de Cahors pour vendre leur produit.

Avant l’arrivée de la neige, je savoure les moments de soleil dans les collines, les siestes sous les arbres et les sons feutrés des forêts d’hiver.

Ma grande chambre est sous les combles, un grand parquet propre et sombre et des lucarnes sous le ciel.

Dans l’esprit de ce que j’avais vu chez Aldo, j’ai décidé de ne garder que le lit et de faire de ce beau lieu, une chambre aux allures monastiques après avoir placé mes affaires dans une remise voisine.

Au regard de l'austérité de ma chambre, celles de mes collègues paraissent très encombrées. Posters d'Eddie Cochran, d'Elvis ..., photos, bougies, instruments de musique et bien sûr chaque chambre a son électrophone.

J’ai découvert mes compagnons à travers toutes les soirées passées à se raconter nos histoires d’avant. La mienne est plutôt brève, la leur est peuplée d’obstacles, de cicatrices, de conneries et de rock’n’roll.

Ils m’ont accueilli comme un petit frère , je me sens avec eux en pleine sécurité.

Ils sont tous d'origine de mon quartier entre Barbès et Place Clichy et nous nous dévoilons chaque soir un peu plus, dans une ferme perdue du Lot. Quelque fois les soirées se passent devant la télé, d'autres fois dans la chambre de l'un ou de l'autre pour écouter du rockabilly, en fumant du mauvais tabac.

Le coté communautaire ne me déplait pas, mais je ne me vois pas rester éternellement …

Découverte d’une végétation d’hiver, les feuilles des chênes blancs se recroquevillent, celles des hêtres sont déjà au sol. Les forêts laissent percer le soleil au travers des branches dénudées qui projettent des ombres intrigantes. Surgissent en pleine lumière, les mousses et les lichens habitués à rester discrets lorsque les arbres sont en feuilles.

Passé le champ de luzerne j'emmène mon petit troupeau explorer les hectares à notre disposition. Je découvre des arbres centenaires, d'impénétrables rideaux végétaux, des clairières secrètes, des ruines pas tout à fait effondrée aux allures de palais d'Angkor.

L'autre fois je me suis endormi au soleil, sans doute ma façon de ne pas voir les heures passer. Lorsque la fraicheur de la fin de journée m'a réveillé le troupeau n'était plus là, plus un son de cloches et de clochettes. Grand moment de solitude, nous sommes loin de la chevrerie. Parcourir les 13 hectares à la recherche des chèvres que j'imagine désorientées perdues et en proie aux prédateurs?

La nuit tombe, il est préférable d'aller annoncer la piteuse nouvelle à la ferme. Je marche d'un bon pas, l'âme en peine, j'imagine déjà le patron les bras croisés, le regard sévère sur le pas de la porte.

Pourtant lorsque je m'approche tout est calme dans l'obscurité. Seules les fenêtres de la batisse projettent de faibles lumières sur le pavé de la cour. Soudain j'entends un bêlement et le son de la grosse cloche pendue au cou de la meneuse du troupeau. Elles sont là, rentrées seules dans leur enclos, impatientes de recevoir la pitance du soir. Envie de les embrasser toutes. Double ration ce soir avant la traite.

.....................................................



De son coté, Benoit fait le grand pas et me rejoint à la ferme, il laisse simplement un mot sur l’oreiller annonçant à ses parents, son départ et sa destination.

Robert accepte de le recevoir après avoir téléphoné aux parents d

e Benoit. Il m’aidera à la chèvrerie.

Ainsi nous nous retrouvons un peu dans le monde dont nous avions tant évoqué les contours dans nos imaginations parisiennes. Les forêts, le Sud, une humanité rude et collective et un troupeau de chèvres à mener dans les collines. J'entraine Benoit dans mes explorations forestières.

Des vieilles ruines perdues sous les arbres , nous extrayons divers objets qui viennent encombrer la chambre que je voulais austère et qui devient brocante. La chambre est peuplée d'un mélange hétéroclite de cage à oiseaux rouillées, de jolies pierres, d'écorces moussue et d'autres êtres de la nature.

Les jours passent et un plus vaste monde rêvé semble nous appeler ailleurs ….

Partir plus loin, plus bas vers la Provence avec nos 150 francs de salaire mensuel ? Notre paye du mois d’avril ne vient pas. Robert a dû flairer quelque chose, il retarde tant qu’il peut sa remise et nous pose des questions. Pour obtenir notre argent nous prétextons un aller-retour sur Paris pour saluer la famille.

Il n’est pas dupe, nous prend 2 billets de train pour Paris et nous accompagne à la gare de Cahors.

Comme deux ados un peu accablés, retour dans notre ténébreuse capitale. Retour à la case départ. Je suis fraichement accueilli par ma famille. Sois je reste pour poursuivre mes études l’année suivante dans une « école alternative » soit je retourne à mes chèvres.

Je choisi la première solution sachant que mon passage à la chèvrerie ne fut qu’une étape salutaire pour échapper à mes propres états d’âme.

Mes parents me demandent de ne plus fréquenter Benoit, mon complice désabusé prêt également à reprendre son cycle scolaire.

Je le retrouve un soir dans les rues de Montmartre, nous décidons de rompre le contact, chacun son chemin.  Jamais, jusque-là je n’ai rencontré quelqu'un qui me tire autant vers le haut, mes parents n'ont pas compris la valeur que je lui accorde. Mais j’obtempère, je renonce presque comme si je m’étais résolu à ne pas le décevoir lui même davantage, comme si j’attendais d’avoir plus vécut, pour mieux le retrouver dans une autre vie. Nous nous serrons la main et je rentre tête basse à la maison.

Chapitre 2

Banlieue Ouest de Paris : mai 1979

 

Il y a quelques mois, j’étais en banlieue parisienne pour rencontrer Léo, directeur de l’école qui acceptait de me voir collaborer à son projet d’école du voyage.

Ne doutant de rien, fort de mes expériences diverses d’animateur et de mon premier « grand » voyage seul au Maroc que je venais d’effectuer, j’ai écrit à Léo, pour lui dire combien j’avais apprécié la lecture de son livre au sujet de ses nouvelles méthodes pédagogiques de l’enseignement.

 

Longue lettre manuscrite à l’encre turquoise dans laquelle je livrais mes propres réflexions sur le système scolaire classique.

Mes 19 ans appelaient de nouvelles étapes et une suite favorable dans mon idée de devenir éducateur, voir professeur en milieu ouvert.

 

L’entretien fut rapide, vingt minutes peut-être, presque expéditif.

 

 

 

« Le 15 septembre si je ne t’ai pas donné de nouvelles, tu rejoins Athènes, tu prends le bateau au Pirée pour l’ile de Chios. Là, tu prends un bus qui t’amènera dans le village voisin de Skardana. Le voyage est à tes frais, on verra plus tard comment te dédommager. Ton profil peut nous intéresser, on pourrait avoir besoin d’encadrement sur place »

 

Dans la rue, je suis sonné, je viens d’obtenir du travail et du voyage ! Il me reste un été pour trouver un job en attendant de partir rejoindre ce groupe de jeunes en rupture scolaire ou familiale.

 

j’avais moi-même été cet élève dont le regard est fixé sur le seul arbre de la cour de récréation, dont l’esprit se refuse à imprimer la parole de l’enseignant, dont le corps appelle en vain l’ivresse d’autre chose.

La plupart des weekends, en participant à un groupe d’ados je redevenais moi-même en rejoignant mes amis pour camper, cuisiner sur le feu, dans les forêts proches de la capitale. Mais la structure me semblait encore trop restrictive.

Les jours de semaines interminables entre l’école et la maison me laissaient mélancolique. Empruntés à la bibliothèque municipale du quartier, Je dévorais le soir, les livres qui concernaient les expériences communautaires, Woodstock … et les expériences de pédagogies alternatives. Il me manquait une dimension. Je voulais du sans limite, « des semelles de vent ».

 

Aujourdhui, c'est la faculté que je quitte pour prendre la mer et découvrir Skardana dont le seul nom me fait déjà rêver.

 

Port de Chios : 16 septembre 1979.

Il fait encore nuit quand le gros ferry accoste sur le quai de Chios, de nombreux dockeurs et commerçants sont au rendez vous pour décharger les cales. Notre bateau semble géant en manoeuvrant dans ce petit port. Les amares sont larguées, les cordes jetées sur le quais , je sens le cognement mat et profond de la coque qui se frotte au flanc d'une ile qui s'éveille.

Sur terre, je tangue un peu en rejoignant le café d'en face d'où je pourrais voir repartir mon bateau.

Assis devant une table en formica vert entouré de murs bleus éclairés aux néons, je découvre sans grand plaisir le café grecque servi avec son marc.

Trois coups de sirènes de bateau, le batiment géant s'éloigne, le ciel s'éclaicit, le jour se lève, il me semble qu'il efface ma vie d'avant et le ferry s'éloigne. Un chapitre va s'écrire.

 

Skardana -Chios: 16 septembre 1979

Comme dans les catalogues, toutes ces maisons blanches aux terrasses plates, le bleu de la mer Egée, les cotes de la Turquie voisine ... .et les ruelles étroites aux portes et fenêtres encadrées de bleu, un décor idyllique pour descendre du bus et prendre pied sur cette terre.

La navette de bus local passe chaque jeudi pour amener d’éventuels passagers, et de quoi fournir le seul commerce du petit village, une épicerie bar avec quatre tables sous le figuier.

J'ai l'impression de faire un bond incroyable vers le passé, avec mon sac à dos je me sens presque anachronique dans ce décor ancestral. Pourtant les quelques vieux assis sur les bancs ne semblent pas calculer ma présence, je suis transparent. Je parviens à me faire indiquer où se trouve la "french school".

- Traversez les marais, passer devant la noria et le hameau est là !

Quatre ou cinq maisons autour d'une petite esplanade abritée d'oliviers, une grande table en bois, des murets, la chèvre et les poules qui se promènent et une bande d'enfants et d'adolescents souriants et un peu désoeuvrés.

Un jeune couple me regarde arriver. Cathy et Joël sont assis en haut de l'escalier en pierres.

Je me présente à eux :-  Je suis venu vous donner un coup de main, c’est Léo le directeur qui m’envoie ….

Elle est mince, légère, souriante, cheveux blonds, lui a de longs cheveux bouclés noirs, la peau mate, les yeux bleus, le regard parfois rieur et parfois taciturne. Un peu taiseux, il n’est pas hostile, mais ne se livre pas.

Cathy éclate de rire.

- C’est une blague ! on a besoin de personne ! On a même pas de quoi nourrir tout le monde ! Tu viens pour quoi faire ?

  • Euh…, je parle un peu l’anglais et j’ai de l’expérience dans l’encadrement de jeunes … j'ai un peu voyagé ....

     

    Joël aperçoit mon appareil photo, un canon ultra compact avec un mini zoom, nous conversons autour de cette nouvelle technologie, puis autour des problèmes inhérents à ce lieu de vie.

., mais maintenant que tu as fait le voyage, reste un peu là avec nous, tu t’occuperas de l’intendance avec la maigre bourse dont nous disposons…

Malgré ma déception je trouve mon intégration lumineuse et rapide, inquiet tout de même de devoir m’occuper des ravitaillements et de la cuisine pour un groupe d'une quinzaine de personnes.

Cathy me rassure tout de suite en me disant qu’elle m’aidera dans ma tâche.

Nous passons quelques heures à discuter du fonctionnement ou du disfonctionnement de l’école, ils me parlent de Jean-Louis qui dirige la base et qui rêve de créer sa propre école dissidente avec une partie des enfants dont les parents seraient d’accord.

Jean-Louis est un personnage sombre, plus âgé que Cathy et Joël qui accepte ma présence sans enthousiasme.

Voilà une semaine que je suis là, j’ai l’impression d’être utile.

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Cathy m’apprend à monter à cru sur la jument, ce qui me permet d’aller chaque jour à l’épicerie du village voisin. J’apprends rapidement les bases du langage grec quotidien et mes relations avec les jeunes du groupe sont au beau fixe.

A mon retour du village au petit matin, Cathy traie la chèvre dont nous buvons ensemble le premier lait chaud en attendant que tout le monde se réveille. J'aime traverser les marécages à l'aube, j’aime retrouver Cathy au matin pour qu'on se raconte nos passés et refaire le monde, j’aime être là parmi le groupe, j’aime ces cabanes en pierres, mais il me manque déjà le vagabondage.



 



Avec la moitié de mon argent gagné l’été dernier, je propose aux enfants de faire une escapade en Turquie que l’on discerne à l’horizon.

Cinq d’entre eux acceptent ma proposition et je nous fixe un parcours de découverte à travers la Turquie antique. Apprentissage de la langue, de l’histoire, de la géographie, bref du voyage !

Je me sens enfin dans mon rôle, une aventure vers l’inconnu et une fonction pédagogique auprès d’enfants qui s’ennuient fermement.

Nous restons une dizaine de jours en Turquie à vagabonder dans les vestiges des différents sites antiques non encore fouillés, vierges de toute exploitation touristique. Nous sommes reçus partout avec sourires et bienveillance, le principe de notre école suscite beaucoup d’intérêts et d’aides, même de la part des plus modestes.

Dans les ruelles d’Izmir, nous découvrons les échoppes, les hammams au rythme des appels à la prière, nous nous déplaçons avec des moyens locaux pour découvrir avec émerveillement une civilisation ancienne, accueillis par les paysans voisins nous faisant l’honneur de nous héberger gracieusement.

Les enfants sont ravis, certains ont déjà voyagé dans le désert d’Afrique du Nord, d’autres découvrent l’errance.

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Leur voyage est mon voyage, mes yeux sont les mêmes que les leurs, un regard neuf sur des sites anciens, nos bains dans les sources et chaudes de Pamukkale, les splendeurs d’Ephèse et d’Aphrodisias, les nuits sur des tapis volants chez un marchand qui déploie tout son stock pour nous servir de couche, un pas vers un orient accueillant que nous abordons avec bonheur.



 



Notre retour au hameau se fait chargé de belles images et de débrouillardise. Plus de monnaie en poche sauf quelques pièces antiques offertes par nos hôtes durant notre parcours.

Les jours passent et les mandats de France arrivent au compte-goutte. Chaque parent paye mensuellement à l’école qui nous reverse par mandat la somme nécessaire. Le compte n’y est pas … Jean Louis, Joël, Cathy grondent. Les enfants également. Ils sont venus pour vivre un voyage et les voilà englués dans une passivité sans fin.

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Jean Louis prends la parole :

- La situation ne peut plus perdurer, nous allons créer une école dissidente répondant aux objectifs réels d’une école de voyage. J’ai quelques contacts en Irlande où nous pourrions nous installer sous forme d’association. Il faut proposer ça aux parents en leur expliquant la situation….

Dans 10 jours, il y a l’Assemblée Générale de l’Ecole, il faut rédiger une lettre ouverte aux parents, leur proposer nos nouveaux statuts, après … qui m’aime me suive !…

Je n'aime pas particulierement Jean-Louis mais l'idée de m'ancrer dans le groupe m'invite à proposer mes services pour rédiger la lettre ouverte et les nouveaux status sur une vieille machine à écrire .

Ce projet emporte mon enthousiasme, création d’une nouvelle aventure dans de nouveaux lieux avec de nouveaux moyens.

Je propose de mettre l’argent qui me reste du travail de l’été dernier dans un billet d’avion me permettant de me rendre à Paris pour être présent lors de l’assemblée générale et relayer la validité de notre cause " révolutionnaire "!

 

 

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Octobre 1979- Paris Assemblée Générale de l’Ecole en bateau. Paris.

 

Avant-hier, dès l’instant où j’ai quitté notre petit îlot de vie, l’inquiétude a pris racine en moi. Le bus jusqu’au port de Chios, le bateau jusqu’au Pirée puis l’avion.

Et Paris au bord du gouffre, de mon gouffre. Je porte dans mes bagages l’espoir d’un groupe d’enfants et adultes amers, désireux d’horizons meilleurs. Lourds bagages....

A cet instant dans le hall d'entrée d'un amphithéatre, je suis accueilli parmi les autres participants par le directeur: Léo.

L’homme ne semble pas m’identifier. Visage bronzé, sourire permanent, je sens une interrogation dans son regard.

- Bonjour Léo, je suis l’émissaire de Skardana, je viens présenter le bilan de notre groupe à l’assemblée. C’est toi qui m’a envoyé là-bas lors de notre rendez-vous du mois de mai dernier !

Son sourire se fige, j’étais visiblementtotalement sorti de son esprit.

  • Il semble qu’il y ait des difficultés à Skardana, j’entends des rumeurs de la part de certains parents…. Me répond-il après quelques secondes.

  • C’est pour ça que je suis là, pour expliquer la situation à tout le monde.

Il me fait signe de pénétrer dans la grande salle dont les gradins sont presque tous occupés. Léo ajoute qu’il m’appellera lorsque je pourrais intervenir sur l’immense estrade qui nous fait face.

Parents, pédagogues, psychologues, professeurs, et de nombreux journalistes ont été invités.

 

Léo, fringant, souriant présente le diaporama d’un groupe d’enfants de l’école partis sur un voilier en méditerranée. Les photos présentent une vraie joie de vivre, des esprits libres, des sourires, du soleil. Au micro, présentation pédagogique du directeur sur les vertus du voyage pour un enfant en péril scolaire ou social.

Il poursuit ensuite par le voyage d’un autre groupe en caravane dans le désert. Même ambiance, coté dunes. Les jeunes présentent des visages épanouis ils tiennent un journal régulier narrant leurs aventures. Les nouvelles sont très bonnes !

Applaudissements. L’assistance est conquise, les journalistes tiennent un bel article au sujet de la scolarité alternative et ses réussites, les parents sont ravis et rassurés ....

    • Et nous avons un invité innatendu qui nous arrive tout juste de Skardana en Grèce pour

      nous expliquer la situation de ce groupe….

       

Léo est crispé, mes jambes flagelles en descendant les gradins qui me mènent à l'estrade. La fosse aux lions !

Mon âge ne me semble pas légitime pour délivrer sans heurts le message dont je suis porteur…

Un silence attentif règne dans la salle. Je présente le plus fidèlement possible la situation de Skardana. Nos difficultés, l’absence d’argent et de perspectives, l'impression d'être les oubliés de l'école. Puis je poursuis en exposant le projet de Jean-Louis, la création d’une école dissidente dotée de nouveaux statuts.

Je sens la salle septique, Léo reprend la parole.

  • Je pense qu’il s’agit d’une mauvaise organisation du groupe de Chios, certes il y a quelques retards mais de l’argent est régulièrement envoyé sur place. Le voyage c’est aussi apprendre la débrouillardise et l’économie, la gestion ...

Il s’engage alors dans un certain nombre de théories pédagogiques, tentant d'apaiser les parents

légitimement inquiets pour leurs enfants délaissés sur une ile, en situation précaire.

Ma colère monte

  • certains enfants attendent depuis des mois à Skardana sans pouvoir partir en voilier ou en caravane dans le désert ,sans faire l'expérience d'un vrai voyage.

    Il gronde puis rétorque avec prestance:

  • On peut aussi être sédentaire à Skardana et le vivre comme un beau voyage ….

     

Je me sens écrasé par l'hostillé de la salle distillée par Léo. Il poursuit :

  • Jean Louis veut créer une autre école, c’est son droit, mais sachez que ce sombre individu a un passé douteux, l’ayant récemment appris, j’avais l’intention de m’en séparer.

  •  

Il ne me reste pour moi qu’un pauvre papier en main pour présenter un projet hasardeux mené par un « sombre individu au passé douteux » piètre tâche dont je suis chargé.

Je veux abandonner, rentrer chez moi et laisser s’affronter deux mouvements telluriques. Avant de jeter l’éponge, la voix un peu étranglée je poursuis tout de même  presque malgré moi :

 

  • Il semble que si le passé de Jean-Louis est douteux, ton présent l’est également car les rumeurs courent également à ton sujet jusqu’au bout de la Grèce ! Je ne remets pas en cause l’Ecole en bateau , mais certains enfants ont témoigné de t’avoir senti très très proche, trop proche, durant leur périple en ta compagnie !

     

Coup de théâtre dans l’amphithéâtre, les parents et les journalistes se lèvent et posent à voix hautes et ensemble, leurs questions. L’estrade de l’amphithéâtre est rapidement investie par les participants.

 

Une certaine agressivité s’empare des parents partagés entre l’inquiétude et la colère de me voir déboulonner la statue de Léo, concepteur, accompagnateur et directeur d’un tel projet.

De ces rumeurs certains enfants m’avaient en effet parlé pour les avoir vécu ou bien pour les avoir entendu. D’autres enfants ayant voyagés en compagnie de Léo n’avaient pas eu à se plaindre du comportement de ce directeur et au contraire, en vantaient les mérites.

 

En une phrase, me voilà le délateur d’un monument vacillant sur un socle que l’on croyait tellement solide !

La séance est levée, Léo est dans une colère noire, disparait de ma vue derrière le cercle de personnes qui m’entourent et me pressent de questions. J’explique à nouveau notre situation, je rassure les parents, je tente de dédramatiser, les enfants vont bien mais s’ennuient sans réels moyens de voyager…je raconte notre escapade en Turquie (à mes frais) et les bienfaits apportés aux enfants.

Une belle femme brune forte et déterminée se détache du cercle et se présente :

Je suis Marie Laurence, la maman de Nicolas qui est parti avec toi en Turquie, il m’a en effet raconté son petit voyage par courrier, il a beaucoup apprécié, mais je suis également la secrétaire générale de l’école et je vais prendre en main la situation.

Je la sens partagée entre la colère et l’estime, son ton se radouci et les parents repartent petit à petit, remettant leur confiance à Marie Laurence qui leur assure de prochaines nouvelles rapidement.

En effet elle prend les choses en main personnellement

  • Je repars avec toi au plus tôt à Skardana avec une certaine somme d’argent, on va mettre un peu d’ordre dans cette histoire. L’école prend en charge ton billet d’avion. On va organiser le rapatriement de ceux qui veulent suivre Jean-Louis, ou ceux qui veulent rentrer, les autres resteront à Skardana en attendant leur départ pour un périple.

  •  

Je suis abasourdi par sa rapidité d’initiative, elle justifie, par cette décision, ma venue à Paris. Mais je la sens déterminée à également y voir plus clair au sujet des comportements du directeur.

Durant le vol entre Paris et Athènes nous reparlons à cœur ouvert, elle trouve mes arguments recevables je trouve le principe de l’école remarquable. Une vraie sympathie se met en place entre nous.

Aussitôt arrivé à Skardana, Marie Laurence organise le départ des adeptes d’une nouvelle structure dès que les parents auront donnés leur accord. Elle-même rapatrie son fils.

Il ne reste que 3 enfants et puis Joel, Cathy et moi , Marie Laurence me charge des suites de l’aventure

  • Il te revient de t’occuper de l’avenir du lieu, je te recommande de vendre les animaux, et de vous trouver des petits boulots sur l’ile en attendant de voir ce que l’on peut faire pour le bon fonctionnement de cette base.

Ainsi 2 mois après mes premiers pas à Skardana, me voilà responsable d’un lieu pédagogique en péril

 

Skardana-Chios  : novembre 1979.

 

Aujourd'hui le ciel est bas ; la mer est sombre et agitée . Les enfants, Alban 10 ans, Leila 14 ans et Sylvia 15 ans dorment dans la maison voisine. Joël, Cathy et moi partageons la première chicorée du matin.

Un jour se lève et Skardana s’éteint, il nous reste très peu d’argent en réserve, chaque jour ressemble au précédent sans qu’aucune éclaircie ne se dessine.

Deux hommes apparaissent dans notre domaine, en costume cravate, l’air préoccupés. L’un se présente comme le maire du village voisin, l’autre comme le consul de l’île.

  • Vous devez quitter les lieux le plus rapidement possible …

  • Mais pourquoi donc ? Quel est le problème ?

L’idée de revenir vers la France ne nous est pas vraiment désagréable, seuls nos moyens ne nous permettent pas d'envisager un tel périple.

 

  • On ne peut pas vous en dire plus, mais vous ne pouvez pas rester là !

     

  • Quitter les lieux sans l’argent nécessaire pour le voyage … ?

     

  • On vous paiera le trajet en bateau jusqu’au continent avec une somme d’argent pour regagner votre pays.

  •  

Nous disposons d’un « tube », un antique fourgon aménagé désordonné, la route sera longue jusqu’à la France mais peut être possible avant le plein hiver.

 

  • Si on vous pose des questions, dites que vous faites partie du Club Méditerranée …

     

Je souris à l’idée que l’on puisse croire un instant que nous puissions être les G.0 d’un club méditerranée rapatriant les enfants d’un mini club.

Les cheveux de Joël et moi nous tombent sur les épaules Cathy ressemble à une grande adolescente et les enfants sont habillés avec le peu de vêtements qui leur reste, maintes fois lavés à la noria du hameau.

Seul Joël a son permis de conduire. Il se sent d’attaque pour assurer le retour. Nous acceptons l’injonction d’un départ imminent. Les deux hommes posent sur la table une enveloppe remplies de drachmes grecques et le journal « Le Monde » d’un jour précédent.

 

  • Dans 3 jours il y a un bateau qui rejoint le Pirée. Vous n’aurez pas à payer, nous nous occupons de réserver une place pour votre fourgon et ses passagers.

     

Nous voulons nous assurer que rien ne nous est reproché, nos papiers sont en règle, point d’alcool ni de drogue, pas de délits ou de délinquance. Le consul semble très évasif, il invoque une très vague histoire de mobylette disparue quelques années plus tôt au village voisin.

Rien ne permettant de penser que nous puissions devenir indésirables sur cette île. Sauf cette impression d’oisiveté qui était réelle….

 

Malgré notre satisfaction d’avoir enfin la possibilité de mettre fin à cette période désœuvrée , cet ordre reçu de représentants de l’état en costumes sombres nous laisse perplexes et mal à l’aise.

 

Par la fenêtre de la cabane, nous les voyons s’éloigner, le temps s’est figé, le café refroidi. Nous ne

savons pas si nous devons nous réjouir ou nous inquiéter d’une telle nouvelle. Cathy brise le silence.

  • Etrange histoire, ils ne nous ont même pas présenté leur carte ou leurs papiers, on ne sait d’eux que ce qu’ils nous ont dit, ils n’ont pas demandé de voir les enfants ……. Je n’aime pas bien ça !

  •  

Nous échafaudons toutes les hypothèses pour connaître la vraie raison de ce départ  précipité: les frictions internes à la direction de cette école, les doutes des parents, les déviances possibles de certains adultes des différents groupes ? Mille choses peuvent nous échapper dans cet écrin entouré de garrigues et de marais.

Joël se saisit de l’enveloppe contenant l’argent des hommes en noir.

La somme n’est pas mirobolante, elle devrait probablement nous aider à quitter la Grèce mais ne nous permettra pas d’aller très loin.

Son regard tombe sur le gros titre du journal abandonné sur la table « le ministre Robert Boulin est mort »

Joël et Cathy sont stupéfaits, Robert Boulin, maire de Libourne la ville où tous deux résidaient en France, il y a seulement quelques mois !

L’article nous apprend qu’il se serait suicidé dans un étang suite à un scandale immobilier.

Etrange coïncidence , J'apprend que Jean-Louis avait quitté la France pour la Grèce après avoir fait parti d'un groupe d'activistes à Libourne. Joël qui l'avait connu à Libourne, avait décidé, avec Cathy de le rejoindre pour participer à l'aventure de Skardana

 

Je laisseCathy et Joël face à leur désarroi, à leur surprise ; Dehors l’air est frais, le ciel toujours gris et bas, un ciel tourmenté.

Je descends le sentier vers les marais comme si c’était la dernière fois.

 

 

Novembre 1979 Skardana Chios

 

Joêl, le corps courbé vers le moteur du vieux fourgon s’assure de l’état des pièces apparentes et des niveaux. Cathy et moi nous occupons de l’organisation à l’intérieur du véhicule, les enfants préparent leurs affaires. Leila m’emprunte ma chemise blanche préférée, Sylvia nous joue un dernier air de guitare avant de partir et le petit Alban sourire aux lèvres semble ignorer le périple à venir.

Nous lui avons savonné la tête puis rasé les cheveux, les démangeaisons de poux le rendait extrêmement irritable et mal à l’aise. Depuis la vie lui semble plus légère, plus acceptable. Nous autres, nous nous sentons également habités par ces insectes, mais nous projetons d’attendre d’être à Athènes pour nous traiter efficacement.

L’ambiance est joyeuse car finalement c’est un peu le voyage que chacun espérait sans que la destination fut prévisible. Nous quittons définitivement les lieux sur injonction, c’est un échec ; nous partons pour l’aventure c’est une réussite !

 

30 novembre 1979 Athènes

 

C’est mon anniversaire, 20 ans ! Le fourgon est garé dans une rue en pente, la ville est bruyante et secouée de manifestations orageuses.

Sur le trottoir Cathy m’offre une paire de baguettes chinoises en bois de palme qu’elle extrait de ses affaires, je suis touché par ce présent que je n’attendais pas. Sa présence joyeuse me rassure et notre complicité immédiate croît jour après jour. Joël est silencieux. Néanmoins il ne quitte pas un sourire complice de frangin qui donne à notre équipée une heureuse sensation de mobilité. En parcourant le vieux quartier nous croisons une auberge de jeunesse YMCA qui propose des tous petits prix pour dormir en dortoir. Délicat de s’offrir ce luxe pour nous tous ! Joël, Sylvia et Leila décident de rester dormir dans le fourgon. Cathy, Alban et moi retenons trois lits. A la faveur du bouillonnement des allées venues permanentes des nombreux jeunes voyageurs dans l’établissement, nous parvenons à nous doucher tous les six, tour à tour, savourant un décrassage nécessaire.

Malgré cela, les sales démangeaisons sur mon crane révèlent toujours la présence d’une grande famille de poux dont la prolifération m’inquiète sérieusement. J’ai très envie de passer cette nuit tranquille sur un vrai lit sans avoir à me soucier des croûtes vivantes qui nichent dans ma chevelure.

Joël me parle d’un procédé radical d’éradication des bestioles, une friction du cuir chevelu au pétrole. Sans attendre, je vais acheter une petite bouteille d’essence que je me verse sur la tête.

Le résultat est immédiat, des milliers de petites pattes grouillent aussitôt sous mon bonnet dont je me suis recouvert la tête. Impossible de rester en place, mon crane est à vif, j’ai la sensation que les poux vont me manger le cerveau.

Sans calculer, je me mets à courir dans les rues d’Athènes, pour éviter de rester statique et subir ce cauchemar. Je cours longtemps avec une envie de hurler avant de regagner l’auberge pour me rincer longuement les cheveux. Les plaies sont à vif, ma nuit n’est pas très bonne.

 

Au petit matin, Cathy sort seule dans la rue pour réceptionner nos duvets que nous jetons par la fenêtre, et nous sortons sans payer, les mains dans les poches, satisfaits par la maigre économie que nous venons de réaliser.

 

Yougoslavie : décembre 1979.

La campagne Yougoslave présente son plus triste profil, le ciel est lourd et noir des fumées d’usine, au bord des routes de tristes travailleurs aux visages sombres chargent sur leurs épaules la misère de la région.

La Grèce nous manque déjà, la traversée du pays a été rapide jusqu’à la frontière yougoslave, le mois décembre est lumineux, nous avons fait une légère pose à Delphes.

« Connais-toi toi-même « est gravé sur le fronton d’un temple. Les pythies nous le confirment avant que nous reprenions la petite route en lacet.

Cathy a acheté un fromage de chèvre, par petites touches nous le savourons pendant le trajet.

Au loin, un jeune autostoppeur lève le bras au bord de la route, Joël commence doucement à freiner, le système de freinage commence à être défectueux.

  • Planque le fromage s’il te plait … Dit-il à Cathy, et j’acquiesce …

En une phrase définitive, elle réprouve notre attitude et notre absence de partage.

Finalement l’autostoppeur extrêmement discret, souriant , a gouté et savouré notre trésor à sa juste mesure. J’ai eu un peu honte de ma première réaction…

 

Mais nous voilà dans le centre de la Yougoslavie, c’est comme si nous avions changé de latitude, le climat est froid et humide, les épiceries de villages déshérités présentent des rayons presque vides sous des néons blafards. Quand nous descendons du camion avec le chien Fox qui ne nous a pas quitté, les gens s’écartent et nous jettent des regards hostiles comme si nous promenions le loup.

 

Nous dormons entassés dans le véhicule au bord des champs. Quelquefois nous repartons avec une courge dérobée à portée de route. Nous rêvons à présent d’Italie.

 

Demain l'Italie, presque de proches cousins, qui pourraient nous sauver bientôt de cette chape de tristesse recouvrant le pays.

Leila, ses longs cheveux noirs en broussaille, tombent sur ma chemise qui fut blanche et qu’elle n’a pas quitté, elle extrait son violon de son étui et improvise un air mélancolique au bord d’un champ de choux flétris par le givre.

Alban porte sur sa bouille ronde un sourire édenté, il écoute sa grande sœur de voyage et esquisse une chorégraphie. voyager lui donne des ailes et notre équipée lui offre une famille.

 

Chacun raconte son Italie imaginaire, Sylvia nous donne sa version livresque et historique, Joël et Cathy nous narre leur dernier passage dans la péninsule, Je raconte mes souvenirs d’enfance de vacances sur la cote adriatique.

Alban rêve à demain, il rêve du Colisée, du pont de Florence, des gladiateurs, de Venise … demain …

Décembre 1979 Venise

La tentation est grande, s’arrêter un instant à Venise. C’est la tombée du jour, l’Italie est joyeuse, nous aussi. L’approche de la cité magique nous trouble d’impatience, ce soir nous dormirons à Venise !

Le véhicule garé au parking, nous rejoignons les ruelles où des flots de touristes enjambent les ponts. Les façades sont éclairées de palettes de couleurs, la nuit tombe et rend le décor plus féérique encore.

Soudain, sur l’arche du petit pont, un groupe d’une dizaine de jeunes chevelus musiciens apparaissent et chantent « Jean Génie » de David Bowie suivi d'un groupe de personnes souriantes. Ils chantent et jouent en marchant.

Nous leur emboîtons le pas, envie de les suivre au bout du monde à travers les ruelles et les échoppes. Nous visitons Venise une nuit en musique, deux heures de bonheur privilégié. En nous retournant une cinquantaine de personnes forment avec nous un serpent de chants joyeux et libres dans ces instants.

Comme un rêve qui prend fin, l’heure de dormir nous ramène au fourgon stationné sur un immense parking en plein air, interdit au camping-car

Nous sommes réveillés au matin par la police locale qui nous prie fermement de déguerpir après nous être acquitté d’une amende.

Le budget se réduit, il s’agit de conserver assez d’argent pour l’essence jusqu’à la frontière française. La bourse est vide, juste de quoi s’acheter du pain et du fromage. Le chéquier de Cathy, même avec son compte vide nous assurera la suite de notre périple lorsque nous serons en France.

 

Décembre 1979 au pied des Alpes italiennes.

 

La jauge de réserve d’essence s’allume, un plein suffirait pour rejoindre la frontière française.

La jauge du porte monnaie ne répond plus.

Joël s’arrête au pied d’une cité HLM un peu isolée entre deux villes. Il a repéré un réservoir accessible sur un véhicule du même type. Un tuyau, un jerrican et une bonne inspiration viennent nourrir notre fourgon, les enfants dorment nous voilà rassurés, nous reprenons la route.

 

Petite route de campagne à 2 heures du matin nous avons l’impression d’être les seuls êtres éveillés de la planète, avec les quelques lièvres qui traversent la route.

Soudain nous apercevons dans les rétroviseurs la présence d’un gyrophare. Le monde s’effondre, nous sommes faits, on s'est peut être fait surprendre à pomper un réservoir ! ….

 

Le gyrophare et la sirène des carabiniers se rapprochent puis d’autres phares se mêlent à notre éblouissement. En effet une autre voiture nous double à pleine vitesse suivie de près par le véhicule de la police. Ils continuent leur course quelques minutes et disparaissent derrière la petite colline.

Soupirs de soulagement ce n’était pas pour nous ….

Mais très vite après un virage, nous apercevons les 2 véhicules stoppés au milieu de la route tous phares allumés.

Joël freine, il freine tant qu’il peut, mais le fourgon réagit paresseusement à l’urgence et nous arrivons à petite vitesse mais inexorablement sur l’arrière du camion des policiers.

Ils sont deux postés au côté de leur voiture, fusils mitrailleurs pointés sur nous. Je dois être le premier à les voir.

Je crie « attention ! On se couche ! » Le fourgon s’encastre dans l’arrière de celui des policiers et une rafale de mitraillette vient zébrer la carrosserie.

Le silence est soudain et bref. Les portes du camion s’ouvrent brutalement nous sommes cernés par les armes.

Pas de victime dans notre camp, nous sortons les mains en l’air, un peu effarés par les proportions que prend cette maudite nuit. Notre fourgon a le radiateur enfoncé et les deux phares qui pendent comme nos mines déconfites. Le camion des policiers a perdu l’accès à son coffre dont le pare choc traîne sur la chaussée.

 

L’ambiance se détend lorsqu’apparaissent Leila, Sylvia et Alban ahuris, réveillés par le choc des tôles et l’impact des balles sur la carrosserie.

En déclinant notre identité, nous distinguons plus loin la première voiture qui nous a dépassé. Au milieu de la chaussée les phares sont encore allumés. La vitre arrière a éclaté, une flaque de sang se répand sur le sol, et deux policiers en arme surveillent le véhicule.

Nous sommes priés de regagner notre fourgon et d’attendre …. Interdiction de sortir ! Nous saisissons vite que notre vol de carburant n’a rien à voir avec cette arrestation maladroite.

Dehors les policiers s’agitent, nous comprenons par leurs attitudes qu’ils viennent de tuer un passager en pleine course, puis ont stoppés net leur véhicule. Notre antique fourgon n’a pas eu les réflexes assez rapides pour faire face à cet imprévu. Les policiers ont pris peur, nous aussi.

 

Mais nous sommes témoins d’une double bavure policière.

Confinés dans le fourgon, nous reprenons confiance, nous persuadant de nos bons droits, personne ne semble s’occuper de nous, nous somnolons. Dehors c’est l’agitation mais nous ne voyons rien. La fatigue l’emporte.

Nous sommes réveillés brusquement à l’aube, de nouveaux policiers nous demandent d’essayer de démarrer le camion. Miracle, le moteur toussote puis semble prendre une forme d’assurance au deuxième essai, au troisième il obtempère vaillamment.

Devant nous plus de traces de véhicules accidentés, seul une nouvelle voiture de police est stationnée. Nous ne sentons plus de menace, seulement de l’embarras quand les carabiniers nous demandent de les suivre jusqu’au commissariat d’une ville voisine. Notre camion est très amoché et ses occupants sont à son image.

La salle d’attente est petite, nous sommes tous les six assis sur des chaises inconfortables, notre nuit mouvementée nous plonge dans une léthargie muette qui nous fait revivre silencieusement chaque seconde de ces épisodes. Ces images deviennent plus éprouvantes que la réalité vécue. Les heures passent, personne ne nous informe des suites. En fin de matinée un homme se présente comme traducteur en civil, accompagné d’un policier gradé. Il est aimable et attentionné .

- Racontez nous exactement ce que vous avez vu cette nuit ?

- A vrai dire pas grand chose ! Ce qu'on peut dire c'est que nous avons été surpris par la présence des deux véhicules, en pleine nuit et en rase campagne, la distance de freinage était trop courte pour éviter le véhicule des carabineri, est ce suffisant pour recevoir une rafale de mitraillette ?

Nous expliquons la situation de rapatriement de notre groupe, nous hasardons l’argument d’appartenir au club méditerranée. Ils n’en croient pas un mot, nous posent mille questions.

L’entretien dure longtemps, puis ils partent dans la pièce d’à côté et parlementent un moment à voix basse à notre sujet.

Le traducteur revient seul et s’assoit à califourchon sur une chaise, face à nous il nous observe un par un, se masse les tempes, il arborre un sourire bienveillant, puis prend la parole :

- Mes amis, vous êtes fatigués, moi aussi ! On va arrêter là notre interrogatoire, vous allez pouvoir repartir sans faire de déposition. Vous savez pourquoi ?

Parce que cette nuit, il ne s’est rien passé ! Vous n’avez rien vu, rien entendu ! Vous êtes le Club Méditerranée et vous regagner la France le plus vite possible, de jour évidemment, car vos phares sont hors d’usage.

 

Une fois de plus abasourdis par ce dénouement, nous obtempérons sans attendre.

Atteindre la frontière en haut du col, avec le peu d’essence qui nous reste.

Telle une vieille locomotive à charbon, le fourgon enchaîne les lacets comme creusés dans les congères de neige.

Le ventilateur et le radiateur fonctionnent par intermittence, chaque kilomètre nous rapproche de l’utilisation du carnet de chèque de Cathy pour pouvoir manger chaud et faire le plein d’essence.

Nous sommes emmitouflés dans les couvertures et duvets, l’ambiance redevient joyeuse, presque euphorique, le pire est derrière nous, Dieu merci le col n’est pas fermé, le paysage enneigé est grandiose et le dernier soleil rend la route brillante. Nous arrivons en fin d’après-midi au poste frontière Italien. Personne, l'ombre et le froid recouvre le col et les douaniers sont rentrés dans les cahutes pour ne contrôler que leurs braseros.

 

Dernière étape, le poste de frontière française.

Un grand portique blanc orné de drapeaux français qui claquent dans le vent glacé, drapeaux de la libération ?

 

Joël conduit doucement et prévoit de grandes distances de freinage. Le camion geint de tous les côtés, les boulons se promènent dans les parois de la carrosserie, nous savourons avec émotion le passage sous le premier portique Nous sommes en France !

 

Ils sont deux à nous faire signe de nous arrêter, habillés de grosses parkas fourrées et de bonnets. Nous distinguons le mot DOUANES FRANCAISES brodé sur les manches.

 

On peut comprendre l’intérêt qu’ils nous portent lorsque le fourgon franchit le poste. Nos six mines réjouies, portant les stigmates de la nuit mouvementée précédente, les cheveux en vrac. Les couvertures sur le dos les intriguent encore bien davantage.

 

Le camion garé, ils nous invitent froidement à gagner leur bureau.

Il y fait chaud, mais un nouvel interrogatoire s’amorce comme un mauvais cauchemar.

L’histoire du Club Méditerranée ne passe pas, elle éveille même des soupçons, à juste titre.

Nous narrons donc une version plus réaliste de notre périple depuis l’ordre qui nous a été donné par le consul de Chios.

On occulte notre accident italien.

Nous n’échappons pas à une fouille corporelle. Rien à signaler et rien à déclarer, nous pensons être tranquilles mais c’est sans compter sur la fouille du véhicule que les douaniers programment pour demain matin.

Une boisson chaude offerte, nous retournons au camion pour la nuit.

Confiscation des clefs du fourgon, la nuit va être longue, sans chauffage.

Je guette la levée du jour, quelques sommets blancs s'éclairent, le ciel est dégagé, notre horizon l'est il ?

Le mistral se mêle au soleil. Les douaniers gardent une mine sombre et consciencieuse. Ils nous demandent d’être présents lors de la fouille du camion.

Nous restons debouts au bord de la route ,emmitouflés, transpercés par le froid, tandis que les agents vident chaque bagage, chaque vêtement, chaque accessoire, puis démontent les sièges et les couchettes du camion.

 

  • Vous tremblez … ! on fait moins les malins pendant la fouille, vous avez quelque chose à vous reprocher ?

Sa parka et sa toque sont fourrés un léger givre se dessine sur sa moustache qui cache un sourire de vainqueur.

  • On tremble parce qu’on a froid ! Répond sèchement Joël, au gradé qui nous observe.

     

Rien de répréhensible n’est découvert, nous remballons sur la chaussée nos vêtements dispersés, ils remontent les sièges et les couchettes du fourgon.

Un dernier entretien a lieu dans le bureau du gradé.

 

  • En l’absence de charge réelle contre vous, vous êtes libre de poursuivre votre route, partez sans tarder….

  •  

Le premier village est à quelques kilomètres, nous sommes au bout du bout de la réserve d’essence. Bien heureusement la descente du col peut se faire en roue libre, en ne comptant que sur le frein à main pour ralentir l’allure.

Sains et saufs nous stationnons dans la rue principale devant la banque. Cathy, telle une princesse ébouriffée arbore son carnet de chèque en poussant la porte de l’établissement. Nous cinq restons le nez collé au pare brise pour espérer percevoir, à sa sortie, un visage de Jeanne d’Arc ayant remporté une victoire sur l’adversité.

Jamais nous ne nous sommes sentis aussi proches d’une banque….

Les minutes s’écoulent, le soleil baigne le village à l’abri du vent. Suspens .... La porte vitrée s’ouvre sur un grand éclat de rire, Cathy a pu réussir à débiter 500 francs de son compte vide.

Nous fêtons joyeusement l’événement à la terrasse d’un café, comme une caresse de soleil, une énergie nouvelle, du carburant pour mener à bien notre mission.

Leila est la première que nous devons raccompagner chez ses parents qui résident dans l’Aveyron.

Nous quittons les Alpes pour le Massif Central. Le fourgon est poussif mais coopérant; sans phare nous laissons reposer notre monture aveugle dès que la nuit tombe. A l’aube nous reprenons la route.

18 décembre 1979 Aveyron

Grande fatigue en arrivant dans la propriété des parents de Leila. Le couple d’un certain âge, assez typé, nous accueille avec une belle simplicité. Leur demeure est entretenue, et tout semble d’un goût parfait. Leïla est accueillie sans effusion mais avec bienveillance et soulagement.

Nous sommes conviés à dîner et à dormir.

Tour à tour nous passons à la salle de bain, y laissant toutes nos dernières semaines de crasses, de soucis et sans doute de poux.

Allongé dans un bain moussant et parfumé, je me sens comme décalé dans cet univers chic et sobre. Sur le carrelage rutilant des murs, le porte manteau en porcelaine n’a qu’un cintre. Une chemise grise tachées est soigneusement suspendue. Je reconnais ma chemise anciennement blanche que Leïla vient de quitter après 3 semaines d'usage continu en voyage.

La table ronde est dressée et le dîner est servi, Leila resplendie dans une nouvelle chemise empruntée à son père, Alban raconte en se tordant de rire nos aventures passées. Sylvia pense à ses parents qu’elle retrouvera les jours suivants et à sa séparation avec sa compagne de voyage.

Je sens cette même mélancolie dans les yeux de Leïla. Ses parents nous écoutent avec attention, leur fille a fait un voyage inattendu. Elle est partie rebelle et fermée, elle revient tzigane et solaire. Dans son regard déterminé on y lit un avenir plus ouvert au monde, une curiosité discrète pour la vie. La nuit est douce, chaude et confortable.

Il faut se quitter.

  • Garde ma chemise Leila, tu penseras à moi si tu la portes à nouveau.

     

Nos accolades sont longues, sensibles, c’est une part de notre voyage que nous abandonnons dans cette belle demeure bourgeoise.



21 décembre 1979 Chartres.

La cathédrale est magnifique, nous nous promenons en touristes dans les rues, comme si nous voulions étirer le temps avant d'accompagner Alban dans sa famille.

Hier, nous avons laissé Sylvia trop rapidement chez ses parents qui nous ont froidement reçus. Nous voilà bien bizarres dans les rues de Chartres, nous trois adultes, les mains dans les poches avec ce pré adolescent tellement encore enfant et sensible à nos cotés.

Il ne montre aucun signe d’impatience de retrouver les siens, pourtant il va falloir y aller, juste quelques kilomètres doivent nous séparer de son lieu de vie.

Il fait presque nuit quand nous arrivons enfin proche d’une cabane en pierres à la croisée d’immenses champs cultivés en monoculture intensive. Des rafales de vent froid nous ont surement fait perdre toute orientation. Alban ne s'interesse pas vraiment à la route, il ne voit pas de point de repaire.

Oui c'est là ! Je reconnais ! Sourire réjouis d'une victoire d'itinéraire.Une lumière tamisée transparaît derrière une fenêtre aux carreaux givrés, seul signe de vie sur ce vaste plateau.

Nous sommes presque hésitant à sortir du camion. Joël donne un petit coup de klaxon.

La porte s’ouvre sur la silhouette ronde de sa mère. Démarche rapide et boitante, elle s’approche, portant le faisseau de sa torche sur chacun de nos visages .....

C’est à cette heure-là que vous arrivez ! Salut Alban, qu’est-ce que tu as fait de tes cheveux ? Elle lui claque deux bises comme si elle l’avait quitté le matin. Viens dire bonjour à ta grand-mère !Rentrez au chaud, ça sent la mort dehors !

Une vieille femme est assise au près du poêle, une seule pauvre ampoule éclaire l’unique pièce à vivre.

Nous nous affalons sur un canapé défoncé pour tenter de raconter notre périple, pour parler d'Alban, pour dire combien il s'est épanouit ouvert au monde, mais très vite la conversation se porte sur les mystères de la campagne environnante.

La mère devient intarissable. Les meurtres et crimes locaux, élucidés ou non, les pendaisons suspectes dont celle de son mari dans la grange voisine, les apparitions étranges et surtout les soucoupes volantes, les extraterrestres. Dans son fauteuil, la grand-mère acquiesce entre deux soupirs accablés, Alban est prostré sur un pouf la tête penchée sur son livre. Il a perdu son sourire.

Petit à petit une sensation d’oppression pèse sur cette pièce encombrée, besoin de sortir, de regagner notre fourgon, respirer un autre air. Cette voix nous poursuit dans nos têtes jusqu’à l’intérieur du véhicule où nous ne sommes plus que trois. Un vent violent frappe toute la nuit les parois du camion, comme si des éléments déchainés illustraient les propos de la soirée; Je crains que le fourgon se renverse sous la pression des bourrasques régulières.

Au matin le vent s'apaise, il nous faut quitter Alban. Il reste sobre, tête baissée, résolu. C’est un déchirement pour nous.

- Tu sais maintenant qu’il existe des ailleurs ....et toute une vie pour les parcourir …. Je lui glisse à l’oreille.

La mission est accomplie chaque enfant a retrouvé les siens, nous nous retrouvons un peu désemparés, face au vide. Seul, Fox le chien semble tout joyeux de récupérer une banquette pour lui tout seul.

Joël donne l’impression d’avoir perdu la proximité joyeuse qu’il entretenait avec Cathy. Elle et moi restons complices, mais pour quoi faire à présent ?

Joël veut repartir avec Fox sur Bordeaux

Cathy n’a pas de projet, je n’en ai pas non plus. Paris, pourquoi pas ?

27 décembre 1979 Paris .

C'est tellement étrange de retrouver ma chambre de l'appartement parental, accompagné par Cathy dans ce Paris illuminé des fêtes de fin d'année, nous sommes assommés,dans un cocon douillet, sans objectif réel.

Je renoue petit à petit avec les copains d'avant, La distance, le temps a distendu nos rapports. j'accompagne François mon complice d'enfance à la gare de l'Est quand il regagne sa caserne pour accomplir son service militaire; trottoirs humides, néons blafards, la gare est envahie de jeunes en uniforme, je redoute d'être bientôt convoqué à mon tour dans un monde qui m'échappe.

10 janvier 1980. Paris.

Quentin et Pierre partent en Thaïlande pour 2 mois, ils laissent leur chien Chiffon à Paris. Ils nous propose de le garder dans leur appartement. Je ne les connais pas bien, le chien est un jeune griffon nivernais, un petit diable caché dans une peluche odorante.

François me les avait présenté dans ma vie précédente, ce sont des saltinbanques de bonne famille, chanteurs, comédiens, marionnetistes et bons vivants. En couple depuis plusieurs années, ils cultivent l'image d'artistes en liberté, travaillent avec des centres culturels, des écoles, des supermarchés et cotoient ça et là quelques paillettes au hasard des premières de théatre, des vernissages et autres manifestations auxquels ils sont désormais conviés.

Nous voilà donc installé avec Cathy et Chiffon dans un petit appartement cossu au sixième étage d'un immeuble des boulevards extérieurs de Paris.

A moins de sortir le chien huit fois par jour, je ramasse régulièrement ses excréments dans toutes les pièces. Dés qu'il perçoit un bruit dans la cage d'escalier, il aboie, dés qu'il doit rester seul, il hurle.

J'étais habitué à Fox, il m'avait fait aimé les chiens, celui ci est un cauchemard qui m'emprisonne.

Je suis contacté par une personne des Renseignements Généraux, rendez vous bd St Michel devant la fontaine.

Un homme jeune, déjà dégarni, aux lunettes et blouson des années cinquante s'approche de moi, je ne sais comment il m'a identifié.

Nous allons boire un café sur un bar voisin; penché vers moi, en parlant à voix basse, il m'interroge longuement au sujet des mois passés.

Je ne pense pas trahir de secrets en lui racontant notre périple, je sens qu'il voudrait en savoir plus sur certains protagonistes de mon histoire, mais j'ignore tout de leur passé.

Impossible de connaitre les raisons de son enquête, il me prévient que je pourrais être recontacté, il se prénomme Paul. L'entretien me laisse perplexe.

Mes amis d'avant poursuivent leurs études de droit, de kiné, d'orthophoniste, mes quelques soirées en leur compagnie m'éloignent chaque fois un peu plus de leur regard sur l'avenir. Certains rêves du pavillon avec jardin, chien et piscine, d'autres du loft à montmartre ou de la péniche aménagée et moi je songe à mon sac à dos et mon désir d'aventure.

Ils me regardent avec une certaine condescendance un peu moqueuse, je suis un peu habitué depuis quelques années à endosser l'image du contre courant.

Je me rends compte que je suis suivi régulièrement par mon agent secret. Je retrouve mes réflexes d'enfant qui jouait à semer un tueur immaginaire sur le chemin de l'école.

Avec Cathy nous formons un couple plus amical qu'amoureux, nous parvenons entre deux sorties de chiens à rencontrer quelques personnes un peu déjantées et sympathiques mais l'hiver à Paris est bien triste.

Cathy me quitte

Est ce que celà signifie que nous ne sommes plus un couple ? Je ne le sais pas, je sais juste qu'elle s'en va. Un cirque ittinérant l'embauche pour faire la contorsionniste. Elle part, une autre page se tourne. Me voilà seul avec Chiffon, seul à Paris.

Chapitre trois.

Mars 1980. Paris.

Quentin et Pierre sont revenus dans leur appartement, j'éprouve un énorme soulagement à leur rendre leur Chiffon. J'essaye de leur faire comprendre l'épreuve de cette garde mais ils sont tout à leur périple et aux multiples cadeaux qu'ils ont ramenés. Abondance de couleurs, d'odeurs, de dorures, de statuettes. Je repars avec un petit sachet de thé. Ils sont plutôt contents du service qu'ils m'ont rendus en me confiant l'appartement et le chien. Je n'ose leur dire combien leur chien est une plaie.

Et moi je suis heureux d'aménager un nouveau studio avec balcon sous les toits, tout près du moulin rouge.

Il y a beaucoup à faire, mais j'ai le coeur de me composer un petit nid, la rénovation prend plusieurs mois durant lesquels je retourne ponctuellement à la facultée et je travaille le soir au restaurant "le vieux casque" en tant que serveur novice et maladroit.

Nietzche m’ouvre une porte dans mes cours de fac. Il donne des clefs qui me semblent intéressantes pour changer notre nature et accéder au pouvoir de l’être libre. C’est ce que je comprends de mes premiers pas et je m’engage à présenter un exposé sur Zarathoustra en compagnie de 2 camarades. Sophie et Marc.

Sophie est la fille de Pierre Henri compositeur de musique contemporaine très reconnu depuis qu'il a composé la "messe pour le temps présent" pour le ballet de Maurice Béjart. Sophie est rayonnante, ambiance jeune fille de bonne famille. Toujours avec une sobre élégance, elle intervient avec aisance durant les cours.

Marc, lui, ressemble à un épouvantail blond du type Pierre Richard.Son père tient le musée des Arts Asiatiques dans le quartier du Marais.

Chacun d’eux a choisi de présenter avec moi un aspect de l’ouvrage.

Marc traitera de l’aspect spirituel, Sophie du point de vue littéraire, et moi je dois poser un regard synthétique de leur travail. Sachant que nos interventions doivent se croiser durant l’exposé.

Les semaines passent, je rejoins souvent Sophie chez elle pour élaborer notre collaboration universitaire. J’aime bien aller chez elle. Ça sent la brocante et les livres anciens. Parfois je croise son père, un monsieur d’un certain âge plongé dans ses compositions électroniques ou bien dans son canapé du salon avec ses amis écrivains. J’y reconnais quelques auteurs de best Sellers.

Nous allons également nous promener dans les forêts autour de Paris, elle aime mes petites histoires et me trouve le plus mignon du cours. Je crois que je tombe amoureux de son regard sur moi plus que d’elle-même.

En dehors de Nietzche, nos sujets de conversation sont limités, son environnement cultivé, bourgeois, m’apparaît rapidement ennuyeux .

Marc préfère travailler seul, nous convenons d'échanger par téléphone afin de travailler sur l'avancée et l'agencement de nos recherches.

Mais les semaines passent et Marc n’est pas prêt. Sophie et moi sommes calés. Zarathoustra nous parle, contrairement à Marc qui ne répond plus au téléphone.

Enfin ce matin une voix nerveuse et fatiguée m’annonce la bonne nouvelle; il m’expose d’une manière confuse ses paragraphes que je tente d'intercaler dans notre intervention commune. Sa confusion ne me laisse pas augurer d'un brillant exposé.

C’est l’heure de vérité Sophie et moi attendons Marc à la sortie du métro Jussieu, l’heure tourne, enfin Marc apparaît, sa sacoche sous le bras, ses cheveux électriques, les yeux pétillants et inquiets.

La salle de Travaux Dirigés est bondée, c’est le jour des exposés suivis d’un débat autour de chaque intervenant puis d’une notation du professeur.

Sophie délivre avec brio une introduction et quelques points de vue de son travail, elle me passe la parole. La machine est bien huilée, nous connaissons notre sujet et notre auditoire est attentif, studieux.

C’est au tour de Marc d’intervenir. Son débit de parole est rapide, ses idées confuses, dans la salle on sent les élèves s’agiter. Le professeur l’interrompt afin qu’il précise sa réflexion. Pour le professeur, pour Sophie et pour moi, qui avons porté une attention particulière à l’ouvrage, l’incohérence apparente de ces propos révèle aussi une grande justesse décousue, apparemment non perçue par les autres élèves

. Marc s’agite, s’exprime de plus en plus rapidement, juxtapose les formules mathématiques et mystiques, enfin hurle son sentiment d’être devenu un SURHOMME à la lecture de ce livre.

Il se saisit des 2 chaises autour de lui et les balance sur l’assemblée, puis une table qu’il porte au-dessus de la tête avant de la lancer vers la porte d’entrée. Enfin il monte sur la table du professeur toujours en criant « je suis le Surhomme ».

Quand il saute de la table, je le ceinture et lui parle, il n’oppose pas beaucoup de résistance et « je suis le Surhomme » devient une sorte de sanglot. Les services de sécurité l’emportent après lui avoir administré un calmant.

Nous voilà convaincu de la puissance de l’ouvrage, il étaye notre thèse.

Je n’oublie pas Marc, comme s’il me manquait des explications sur ce qui l’a conduit sur ce chemin de folie et je retourne le voir deux semaine plus tard, à l’hôpital dans sa cellule capitonnée.

Un lit fixé au sol et un grand tableau noir et des craies. Marc sort de sa léthargie en me voyant, il est visiblement heureux de me voir.

Nous conversons un moment de son état de santé et le sujet de Nietzche ne quitte pas ses références, il se lève prend une craie et m’explique d’une voie fatiguée le plan de son exposé avorté.

Il s’anime en poursuivant ses déclinaisons, je jette un coup d’œil discret vers le hublot de la porte pour m’assurer de la présence d’un infirmier. Marc continue …. Tout son discourt se tient, le tableau devient entièrement occupé de phrases qui se répondent par des flèches, des chiffres et des annotations. Marc maîtrise parfaitement son sujet, sa pensée devient plus ordonnée et la démonstration même survoltée est digne d’une écoute respectable.

Marc est sensible à mon écoute, sa démonstration l'a apaisé, il me remercie chaleureusement de mon passage.

Je le laisse chez les fous. Je suis triste de ne pouvoir rien faire de plus.

Pierre et Quentin ont de plus en plus recours à François et moi pour leur donner des coups de main lors de leurs représentations. Ils nous payent un cachet, nous offrent généralement le repas. Nous montons et démontons les décors, manipulons les marionnettes durant les spectacles. Quentin ne ratant pas une occasion de se faire connaitre, distribue son dernier disque, annonce leur prochain spectacle, répond aux interviews et collectionne les articles de presse locale qui ne parle qu'en bien de leurs prestations. Je reste toujours un peu en retrait de leur histoire mais leur duo théatral a de plus en plus d'opportunités sur Paris. Et François et moi sommes souvent sollicités pour les aider. Ils nous invitent maintenant aux vernissages, premières théatrales, interviews radio où le "tout Paris" doit se rendre. Nous y croisons Nina Simone, Sheila, Sophie Marceau et tant d'autres stars d'un jour ou star confirmée. Quentin sort le grand jeu à chaque rencontre, il séduit par son bagout et ses yeux pétillants. Moi je me contente de sourire et de serrer la main, je ne vais pas raconter ma vie, j'évite le "j'aime beaucoup ce que vous faites".

Antenne 2 ouvre ses programmes du mercredi après-midi à Dorothée pour animer une tranche d’émission jeunesse. L’animatrice présente toutes les séquences en direct avec des enfants invités. Le théâtre de la Mandarine doit animer une des séquences bricolage hebdomadaire.

Quentin et Pierre sont fous de joie, la télé leur ouvre les portes sur une immense audience.

Leur animation se réalise en deux dimensions, deux comédiens et deux marionnettes les représentant en miniature.

Les quatre personnages apparaissent et disparaissent derrière le castelet tout construisant des objets ou jouets à réaliser à la maison.

François et moi sommes sollicités pour manipuler les marionnettes durant les séquences. Après ou avant l'émission nous sommes préposés pour répondre aux piles de courriers que les enfants envoient pour recevoir la photocopie du plan de montage des objets présentés.

Chaque mercredi nous nous rendons donc dans les studios d’Antenne 2, accueillis chaleureusement par Dorothée. Elle rayonne dans cette énorme machinerie qui enchaîne des heures durant des animations, Elle entretient un joyeux bordel avec les enfants dans des créneaux très organisés. J’aime bien la voir improviser avec les invités comme avec les techniciens. Les stars se succèdent sur le plateau. Face aux artistes nous sommes un peu muets. Quentin et Pierre remplissent leur carnet d’adresse et s’échange des dates de tournée, nous nous contentons d’aller les saluer . Nous sommes plus à notre aise en compagnie de Cabu, présent toutes les semaines pour croquer l’actualité. Son fils à notre âge, il nous en parle un peu.

Les audiences sont bonnes, les courriers arrivent en masse, La productrice et Dorothée sont ravies du succès.

Voulzy, Souchon, Le Forestier, Renaud, Cabrel se succèdent entre les rubriques, et les dessins animés ; comédiens, écrivains, peintres viennent présenter leurs productions et nous sommes à proximité de l’endroit où brillent les paillettes, à l’ombre des projecteurs, effacés derrière les décors et les techniciens.

Le mercredi soir après l’émission, Quentin nous donne un petit cachet pour la prestation et nous prennons le métro en nous racontant le film de l’après-midi, en commentant l’attitude des stars hors caméra.

Dorothée nous a pris sous son aile, elle vient en roller au milieu des câbles du plateau de tournage, nous apporter le café pendant la pause. Performance qui l’a fait rire aux éclats, on dirait qu’elle nous aime vraiment bien.

Aujourd’hui, lors du générique de fin d’émission, Dorothée, entourée de tous les enfants invités du jour, prend la parole :

  • Une fois n’est pas coutume, j’aimerai saluer ceux qui sont là tous les mercredis et qui sont toujours dans l’ombre, puisqu’ils manipulent les marionnettes derrière le castellet: François et Jean-François !!

  • Venez en pleine lumière…….

Interloqués nous devons nous positionner au côté de Dorothéeface à la caméra.

Tout le monde applaudit et Dorothée nous réclame une chanson, les enfants se joignent à elle.

  • Une chanson, une chanson !

     

Je suis tétanisé, je dois avoir le sourire niais de celui qui préférerait être ailleurs, partout sauf devant 3 caméras et des millions de téléspectateurs !

L’animatrice entame la chanson du générique, nous sommes rapidement sauvés, nous pouvons alors taper dans nos mains et faire semblant de chanter comme si nous la connaissions, au milieu du groupe d’enfants.

 

Dorothée est ravie de la blague qu’elle nous a fait, elle me prend par le bras lorsque les

projecteurs sont éteints et me chuchote en rigolant :

 

  • Alors ça y est, tu es passé à la postérité ! ton quart d’heure de célébrité !

    Je vais pour lui répondre mais déjà elle est avec les techniciens pour un débriefing de l’émission du jour.

    Nous regagnons les loges pour répondre au courrier de la semaine. La porte s’ouvre un moment plus tard, Dorothée, l’air préoccupé interpelle Quentin et l’entraîne vers le couloir.

    La réalisatrice de l’émission Jacqueline Joubert, fait des bonds à la régie, elle se demande d’où sortent ces deux jeunes non déclarés, non assurés …. Dorothée s’est fait passer un savon et nous comprenons à cette minute que nous sommes ici devenus indésirables. Notre quart d’heure de célébrité n’aura duré que quelques instants.

    Nous sortons du studio sans états d’âmes en haussant les épaules.

     

    Bah, il aura fallu des semaines à cette productrice pour réaliser que les marionnettes ne se manipulent pas toute seules, en attendant c’était une bonne expérience !

Les radios aussi explosent d’ingéniosité, le ton est nouveau, le disco et la funk music sont dans la rue, dans les fringues, le temps est léger, plein d’artifices. De ma chambre de bonne toujours en travaux, j’entends vibrer la vie parisienne, mon quartier du Moulin Rouge. Parfois je monte sur le toit en zinc par le petit balcon, ça me rapproche du ciel et me place au-dessus de l’agitation. Le tout Paris ne s’endort jamais, là haut, je suis sur mon balcon secret, panorama immense sur une vie frénétique.

Frédéric me contacte, il fut mon voisin et de classe au collège, ma rupture avec ma scolarité a stoppé net le contact avec lui. Néanmoins j’avais de l’estime pour lui, assez blagueur, espiègle et connaisseur de tout le répertoire des Beatles par cœur. Il m’invite chez lui dans une tour de banlieue où il vit avec sa copine. Le gamin joyeux que j’ai connu a grossi, a perdu son sourire.

Bien sûr on se raconte notre présent. Le mien est nourrit de radios, de théâtre, de télévision, et de diverses rencontres pailletées.

Le sien se situe au 18eme étage de cette tour, il est fait de difficultés, de travail social et associatifs.

Je suis rapidement mal à l’aise dans mon récit de cet épisode de ma vie

Mon passé un peu plus lointain, les chèvres, les voyages, les périples, les nuits dans la forêt ressurgissent en parallèle mais de cela, nous n’avons plus le temps d’en parler….

Je quitte Frédéric sur une note amère, la présentation excessive de mon actualité n’avait de valeurs que narratives et anecdotiques. C’est pourtant sous cet aspect-là qu’il retiendra mon passage furtif dans son appartement.

Je prends conscience que ma vraie vie trouvera racine dans d'autres valeurs, sur d'autres terrains plus fertiles que les trottoirs de Paris.

Le gros oeuvre est terminé dans mon studio, il reste encore beaucoup à faire pour le rendre vivable, je m'engage dans un terminal ferrovière pour décharger des sacs postaux de presse invendue allant au rebus. Les sacs de cinquante kilos sont entassés dans des wagons de marchandise sales et puants, nous sortons les sacs et les entreposons sur des chariots qui partent au tri. Une vie d'usine harassante et répétitive dans laquelle le contremaitre observe la cadence et l'endurance. L'entreprise est très syndiquée et le salaire est très bon, je ne travaille que pour pouvoir rénover mon studio et m'y poser. Mon contrat est de deux mois, on me propose de le prolonger, on a reconnu mes compétences, mais certainement pas mes rêves. Je décline l'offre.



Chapitre quatre

Septembre 1980 Paris.

Le courrier me tombe des mains. C'est mon tour d'effectuer mon service militaire !

Convocation pour le 1er décembre à la caserne semi disciplinaire de Verdun. Je n'ai pas été suffisamment convaincant lors de mes 3 jours de préparation militaire durant lesquels j'ai tenté de me faire passer pour un inadapté !

Ca va être mon tour de rejoindre chaque dimanche soir, la sinistre gare de l'Est, au moment même où je m'aprêtais à me poser dans mon studio sous les toits.

Je redouble d'efforts et d'efficacité pour terminer mes bricolages, on me co

mmunique les coordonnées du Docteur Olivenstein célèbre pour aider les cas sérieux d'addiction à l'alcool ou à la drogue. Je m'ouvre à lui sur mes intentions de me faire réformer et il comprend mon désarroi et me constitue un dossier.

Il ne me reste que 3 mois avant les 12 mois sous l’uniforme. En plusieurs séances les psychologues et psychiatres me délivrent des conseils :

  • C’est beaucoup plus difficile de se faire réformer si tu n’as pas réussi à le faire aux 3 jours …. Il ne s’agit plus de ne pas vouloir faire son service, il s’agit de ne pas pouvoir !! Tu vas donc te mettre en condition durant les jours qui précèdent ton départ. Tu débarques à la caserne avec 2-3 jours de retard après une ou plusieurs nuits blanches. Tu es épuisé, déprimé, négligé et tout ton corps dit non !

  •  

Cette fois j’y crois davantage. En sortant d'une séance avec le psychologue , une ardoise indique : Arrivée aujourd'hui du Beaujolais nouveau, ça se fête ! Allez ça se fête, le vin est dégueulasse, je bois 3 ballons et je rentre ivre d'espoirs.

Paris le 3 décembre 1980.

J’erre dans les rues du quartier de la République, il fait très froid, je ne suis pas très couvert, demain matin je dois être à Verdun. J’ai un tout petit bagage, je ne compte pas y rester longtemps. Je me sens encore trop plein d’énergies, je marche pour me dépenser, me fatiguer. Sur le parapet du quai de Jemmapes, je reste assis un moment. Le canal est opaque, les réverbères révèlent des silhouettes de piétons, la tête rentrée dans les épaules.

Ce soir je quitte ma chambre sous les toits, rénovée, les fêtes entre amis , les rêves à danser sous la lune….

La lune ce soir est absente, de toute façon je n’ai pas envie de danser !

Je reprends ma déambulation, 22h, il me reste 8h30 avant le départ du train. J’imagine la réaction des gradés quand ils ont du s'apercevoir que je manquais à l’appel. Je suis déserteur depuis 2 jours et je traîne quartier République.

Je n’ai pas mangé depuis ce matin, je bois quelques bières à la brasserie et m’engouffre au cinéma Le Dejazet qui projette des films toute la nuit. "la guerre des boutons" je l'ai déjà vu, mais qu'importe ! Je laisse passer les images devant mes yeux. Je somnole au troisième film mais j’attends le milieu du quatrième film pour me lever. Il ne faut pas que je m’assoupisse. Au buffet de la gare de l’Est, ils sont des centaines de jeunes recrues à fouler les quais. En uniforme ou pas, leur coupe de cheveux et leurs paquetages témoignent de leur mobilisation.

Certains sont enjoués et racontent leur permission d’autres attendent sous les panneaux d’affichage, les épaules basses, soumis, le regard éteint.

C’est cette posture-là que j’adopte en m’asseyant dans le compartiment. Ça blague et parle fort, mon voisin est entreprenant et me raconte sa vie. Il veut se faire réformer en prétextant des énurésies nocturnes. Le coup du pipi au lit ou des pieds plats, ça ne marche plus trop à l’armée, mais je me garde bien de lui dire. Je pose de longs silences entre nous en tournant mon regard vers les paysages mornes des campagnes qui défilent à travers les vitres sales du compartiment.

A Verdun des bus militaires attendent l’arrivée des trains pour nous mener vers nos casernes respectives.

L’accueil à la caserne ressemble à l’entrée d’un abattoir, nous attendons derrière des barrières métalliques notre tour de nous faire aboyer dessus en présentant notre lettre de convocation.

Il m’est réservé un double aboiement de la part de deux gradés lorsqu’ils s’aperçoivent que j’ai 2 jours de retard. Je baisse la tête en signe de soumission en rejoignant le groupe des recrues du jour.

Le parcours est bien rodé, nous sommes une centaine à occuper un réfectoire où il nous est projeté un film sur le thème : qu’est-ce que le service militaire ?

Les entraînements, les armements, la hiérarchie, la patrie, la défense et …… Je m’endors les bras croisés sur la table de cantine.

Ma nuit blanche me rattrape et je me laisse volontiers happer par des nuages de coton qui m'amènent loin de cette réalité.

Malgré quelques coups de coude de mes voisins, ma tête est en plomb et je me vautre dans un sommeil interdit, c'est comme un non-choix...

J’ai dû ronfler trop fort, un gradé parvient à me réveiller, ses gestes et ses paroles ne sont pas brusques.

  • Le film ne t’intéresse pas ?

  • Je veux rentrer chez moi, je ne suis pas bien …

  • Dans un mois tu seras chez toi pour une première permission, puis deux semaines après pour une seconde. Nous ne sommes qu’à deux heures de Paris et tu peux lier de grandes amitiés ici ….

L’homme doit approcher la retraite, en bon père de famille, il me prend par l’épaule pour m’accompagner à la remise des paquetages. Un uniforme, un survêtement bleu, des chaussures de sports et des rangers, à ramener au dortoir B placard 29 près de mon lit en fer.

La caserne accueille 3000 personnes, une ruche grouillante qui se met soudainement en ordre de marche dès que retentit l’appel.

Nous avons quartier libre cet après-midi dans l’enceinte militaire. Mes voisins de chambre s’installent pour une partie de cartes, presque déjà reconnaissants à l’autorité de bien vouloir nous accorder ce moment d’oisiveté. D’autres vont dans la cour pour une partie de volley.

Je vais également dans la cour me poser dans un coin. Il fait très froid. Je n’ai que le survêtement militaire dont j’ouvre la fermeture éclair sur mon torse nu.

Mon voisin entreprenant du compartiment, s’est déjà fait plein d’amis, j’ai des doutes sur sa conviction de se faire réformer. Personne ne vient s’inquiéter de moi et j’en suis rassuré, je me sens de plus en plus fragile, presque « à point »

A l’heure du dîner, je demande à rester au dortoir : demande refusée, réfectoire obligatoire.

J’obtempère.

Je n’ai pas mangé depuis 40 heures, les plats sur la table ne m’inspirent aucune attirance, pas question d’y toucher.

  • T’es végétarien, drogué, qu’est ce qui t’arrive ?

     

Je ne réponds pas, j’ai laissé mon dossier de suivi psychiatrique à l’accueil et aucun son ne sort de ma bouche. Je suis épuisé, j'ai enfin perdu mes moyens.

On me traine chez le préposé à la tondeuse. Comme les autres on me rase la tête. Les bidasses sont joyeux et pouffent de rire en découvrant la nouvelle tête des copains.

C’est le soir à Verdun, je voudrais m’endormir pour toujours. Sous la couverture rêche il suffit de quelques secondes pour que je m’évade de cette sphère pour pénétrer dans une galaxie fiévreuse et délirante. Il y a quelques mois je déhambulais sur une vieille jument dans les marais côtiers de Chios, l'horizon est bouché, laisse toi aller , relâche tout !

05 décembre 1980 – Caserne de Verdun

Ce matin, une sonnerie stridente a interrompu mes rêves devenus tellement denses. Je perçois l’ensemble de la chambrée s’ébrouer et s'apprêter à aller prendre le petit déjeuner.

Je n’ai pas la force de relever la tête, je ne fais qu’un avec le matelas. Il ne reste que quelques retardataires au dortoir. Mon camarade pipi au lit évoque le seau d’eau pour me sortir du lit.

  • Chiqué ! il veut se faire réformer, il fait le con !

     

Je maudis ce traître, mais la réalité est là : je suis réellement vidé de toute force.

On me laisse au lit le temps de la levée des drapeaux et des premiers exercices, entre deux sommeils, je les entends regagner le dortoir, revenir de la douche, s’interpeller. Mon monde est parallèle et le leur est au second plan.

Je suis malade et heureux de l’être, je dors du sommeil du juste, ma fièvre m'abrite dans une euphorie intérieure, on me transporte à l’infirmerie déjà plus rassurante que le sombre dortoir.

Tout est blanc, apaisant, à l'abri du froid et du troupeau.

Nous sommes 4 dans cette pièce, et depuis 3 jours je suis celui qu’on laisse dormir, je me réveille fiévreux pour tousser, pour refuser mes repas, ou regarder le plafond en entendant les transistors de mes voisins de chambre. « Cinq heures du mat’ j’ai des frissons, je claque des dents et je monte le son …. Chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît … »

Et je m’endors à nouveau dans les odeurs et rumeurs d’une infirmerie de caserne. Je n'ai pas faim, je suis bien!

Verdun 7 décembre 1980

Ce matin je vais mieux, j’arrive à mieux marcher, on me conduit dans un bureau voisin pour un entretien avec le psychologue.

Voilà 4 jours que je n’ai pas mangé, je me sens assez faible pour faire la démonstration de mon mal-être. Nous évoquons mon dossier médical, mes perturbations et angoisses récurrentes, mon mal de vivre… Je ne suis plus celui qui ne veux pas, je suis celui qui ne peut pas .Ma fragilité, ma vulnérabilité, engage le psychologue à envisager un séjour en hôpital psychiatrique militaire.

Désemparé,abasourdi, je m’attendais à ce qu’il me signe directement un bon de sortie définitive de l'ambiance carcérale des bâtiments mais il m'ouvre la porte vers la prison chimique? la camisole de force ? l'entonnoir sur la tête ? Départ dans deux jours.

Je retourne me coucher et demande un valium que l’on m’accorde. Il faut que je dorme au moins 48h jusqu’à mon départ pour l'internement psychiatrique; trou noir.

9 décembre 1980

Je pars ce matin pour l’hôpital militaire de Nancy. Je n’ai plus de fièvre mais n’ai toujours pas mangé depuis 6 jours. Je demande à récupérer mes vêtements civils. Refusé me dit-on, on verra plus tard !

Nous sommes 8 à monter dans un grand bus couleur kaki. « Cinq heures du mat’ j’ai des frissons, je claque des dents et je monte le son ….

On me prête une parka à enfiler au-dessus de mon survêtement. Le porche de la caserne éclairé par un pâle réverbère projette une ombre lugubre sur une neige sale et boueuse.

Nous sommes tous assis à l’arrière du car, comme si se regrouper pouvait nous réchauffer durant le trajet. Je suis étonné par leur mine réjouie.

  • Arrête de faire la gueule mec, t’es sauvé !

  • Sauvé ?Sauvé de quoi ?

  • Réformé quoi ! Dès l’instant où tu passes par l’hôpital militaire de Nancy, ils n’ont plus le droit de te réintégrer à la caserne ! t’es sauvé !

Je n’ose pas y croire, peut être une lumière dans ce tunnel noir de la route sous l’arche des squelettes d’arbres gelés.

J’ai le sourire du bienheureux, et quelques méfiances encore.

Je suis surpris et satisfait de voir du personnel féminin à l’hôpital qui nous présente des chambres propres avec douche pour 4 personnes.

Un petit déjeuner nous est proposé, je résiste, non par faim qui semble m’avoir quitté, mais par simple peur de voir tout l’édifice s’écrouler, l’échafaudage me parait encore fragile.

Mes nouveaux camarades de chambre me raisonnent, je me rendrais au réfectoire à midi.

Le réfectoire est joyeux, la table que j’occupe raconte ses anecdotes d’incorporation. L’hôpital rassemble tous les réformés psy (p4) de la région Est pour une dernière consultation avec des psychiatres qui signeront leur laisser passer vers la sortie définitive.

A midi, mon assiette de concombres devant moi ne m'inspire pas; je saisis les tranches une par une et les mets en bouche en les mastiquant lentement. Ce n’est pas très bon, la sauce est vinaigrée et me fait l’effet d’un produit acide dans l’œsophage.

Puis vient le plat, gigot de mouton aux haricots verts. Je refuse que la personne me serve, les quelques tranches de concombres, ne veulent pas trop passer. La dame se penche à mon oreille :

  • Tu n’as plus rien à craindre, tu peux te régaler, si tu es ici, c’est que tu seras bientôt dehors …

Elle me sert d’emblée, quelques fines tranches de gigot et une cuillère de haricots persillés.

Son sourire est un sésame, il me désarme, je goutte les haricots, c’est un délice ! puis je mange doucement le reste de mon assiette qui me remplit de bonheur.

Je peux désormais accepter de blaguer, de passer du temps dans les tounois de ping pong. Je me surprends à récupérer heure après heure une énergie incroyable. Rien à voir avec la caserne, le séjour se déroule avec une bande de copains comme si nous étions en sas de décompression avant le retour à la vraie vie.

Voilà 7 jours que je suis là. J’ai appelé ma mère aujourd’hui pour lui dire qu’elle me verra demain soir, je rentre à Paris. Elle en pleure de joie.Demain je récupère mes affaires personnelles à la caserne et puis ciao !

Les psychiatres ont validé ma sortie d’incorporation. Il n’était plus nécessaire de jouer le jeu devant eux, il m’a suffi de dire que je n’étais pas fait pour ce monde-là pour qu’ils acquiescent avec sobriété et portent leur signature sur le formulaire. Mon dossier médical du Docteur Ollivenstein a dû également peser dans la balance.

Retour à la caserne. J’aurai aimé abandonner toutes mes affaires à la caserne et rentrer directement à Paris. Mais le protocole exige que l'on rende notre paquetage militaire et qu’on obtienne la signature du capitaine de la caserne après un entretien.

Je me rends au dortoir D placard et lit n°27 dans lequel je n’ai dormi qu’une nuit. Fort heureusement le lieu est vide, un calme étrange et rassurant....

Je me change et vais rendre mes affaires militaires que je n'ai pas eu l'occasion de porter. Les magasiniers me laissent les chaussures et le survêtement en souvenir et reprennent l’uniforme.

  • Veuillez-vous asseoir jeune homme. Le capitaine me montre un grand fauteuil en cuir face à son bureau. Peut-être est-il général, il a des allures de général. De grosses moustaches grises, une carrure et une voix impressionnante, il m’inquiète. C’est ma dernière étape avant la liberté, il ne faut pas que je me loupe, même si je sais que la caserne n’a pas le droit de me récupérer. Je chausse mon air dépressif pour affronter l’entretien

  • - Alors, on n’est pas bien ici ? Un gaillard comme vous ne devrait pas hésiter à servir la nation. On vous offre une structure, des formations, le gîte et le couvert et vous rechignez ! Je suis déçu qu’on ne puisse plus compter sur une partie de la jeunesse à qui on délivre de vraies valeurs …

Il a l’air franchement dépité, sûr de sa logique et de sa bonne foi, tellement sûr que j’éprouve presque de l’empathie pour lui.

Avec un long soupir il appose sa signature et son cachet sur ma feuille de délivrance.

Nous sommes quatre à quitter la caserne aujourd’hui, quatre réformés, j’attends les 3 autres qui prennent le même train que moi. Quand ils m’ont rejoint nous traversons la grande cour. Une voix s’élève à l’étage, il s’agit du garçon entreprenant pipi au lit qui voulait se faire réformer ;

  • Bande de lopettes, pd, branleurs, rien dans le froc, enfoirés, déserteurs …

  •  

Toutes les fenêtres du réfectoire soudain se peuplent de visages haineux qui reprennent les insultes. L’image est saisissante, les visages et les bras s’agitent derrière les barreaux des fenêtres. Nous laissons derrière nous cette prison et cette sombre vie, notre petit baluchon sur le dos. Je me retourne une dernière fois pour présenter un doigt d’honneur. Malgré tout je ne peux m'empêcher de les plaindre.

Chapitre cinq

Janvier 1980 Paris.

Je reprends ma vie parisienne, à nouveau serveur dans un restaurant, convoyeur de voitures en Province, je sors beaucoup et reprends une vie festive un peu débridée. Hélène me fait tourner la tête.

Elle est …. fraiche et printanière ! étudiante en langue chinoise elle gagne sa vie en faisant du mannequinat. Nous trainons beaucoup ensemble, elle est ma vie parisienne et m’entraine dans les lieux les plus en vogues.

Elle refait son pressbook avec un ami photographe, elle me suggère de me faire également un album afin de les présenter ensemble aux agences.

Passage chez le coiffeur et dans un magasin de fripes. En référence avec ma récente expérience sous les drapeaux, Je choisi un pantalon de treillis un peu grotesque tenu par de grosses bretelles, une veste en tweed.

Hélène adore mon décalage, elle est beaucoup plus sage avec son look à la Sandrine Bonnaire qu'elle déteste, sans doute parce qu'elle lui ressemble trop.

Séance de shooting dans les rues de Montmartre, moi qui n’aime pas m’exhiber, je n’ai cette fois ci aucun mal à poser. Le photographe sait orienter ses modèles et la présence d'Hélène me rassure.

Nous allons ensemble présenter nos photos dans les agences. Hélène décroche quelques contrats.

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Je n’obtiens qu’un seul engagement auprès du journal le Gay Pied pour une série de photos prises dans le métro illustrant un article sur « la drague dans les transports en commun »

Le patron du journal, me laisse entendre qu’il pourrait encore avoir besoin de moi. Je ne pense pas que ça m’intéresse. Je n’ai plus envie d’aller me présenter dans les agences, je tourne un peu en rond.


                                                                                     ..........................................

 

Je n'avais plus de nouvelle de Quentin et Pierre depuis l'épisode télévisuel jusqu'à aujourd'hui quand Pierre m'a appelé. Ils se sont installés dans un loft à la Garde Freinet durant quelques mois et viennent de le quitter pour se poser à Saint Tropez.

A Saint Tropez ?

Oui, devine chez qui ?

Je cherche dans mon esprit quelque ami commun qui pourrait les héberger, je ne vois pas !

On a déménagé chez Brigitte Bardot!

Pierre me fait une description enthousiaste de la nouvelle maison qu’elle vient de faire achever sur

la commune de Saint Tropez. Une petite maison de type maison de pêcheur portugais qu’elle

appelle La Garigue.

Se promenant dans les rues, ils l’ont aperçu déposer une petite annonce chez un commerçant.

Curieux et attiré par la lumière, Pierre est allé voir son contenu dès qu’elle a eu le dos tourné

" Cherche couple de gardiens à l’année pour villa à Saint Tropez " sans nom mais avec un numéro

de téléphone.

Il a fallu parlementer un moment avant qu’elle accepte de les rencontrer. Ils n’étaient pas le type de

couple qu’elle imaginait recruter. Néanmoins l’entretien s’est correctement déroulé, Quentin a dû

en mettre une sacré couche et BB a cédé.

Avant de raccrocher, Pierre me lance :

  •  

    "hé ça te dirait de venir nous voir, Brigitte n’est pas là le mois prochain !" 

     

Je ne demande pas mieux, ici le temps et les immeubles sont gris et je ne connais le port de Saint Tropez que par un puzzle de mon enfance.

Avril 1980 – Saint Tropez- la Garrigue.

Ils m’accueillent chaleureusement à la Garrigue. Ils logent dans une petite maison de gardiens. La maison de BB est de plain-pied, elle n’a que deux chambres et un grand dressing où elle entrepose la garde-robe de tous ses films. Pierre navigue dans les rayonnages en me citant les films dans lesquels elle portait ces habits. Des paniers de lunettes et de chapeaux, des étagères de chaussures, je suis un peu gêné de me retrouver dans toute son intimité cinématographique.

Hors saison, Saint Tropez présente son plus bel aspect, nous déambulons dans les rues où Quentin et Pierre semblent connaitre les pivots de la vie nocturne et du show business.

Une fois de plus, je me sens en décalage avec le monde, une sorte de puceau du star système même si à certains moments je savoure ma tasse de café chez Sénequier en regardant les passagers des yachts. Même si je suis incomparablement mieux ici qu’à Paris.

Seulement là depuis 3 jours et je tombe amoureux du Var. Je visite les villages alentours, marche le long des immenses plages de Ramatuelle, me perd dans les forêts de chênes lièges et de châtaigniers du massif des Maures. Mes acolytes me présentent le village dans lequel ils ont gardés leur résidence.

Petite maison dans les vignes au bout d’une piste. Enchanteur !

Le village de La Garde Freinet est au sommet d’une colline boisée. En cette saison toute une vie occupe l’intérieur du village. Petits commerçants, terrasses de café, parties de pétanque, les vieux sur les bancs, je retrouve ici l’ambiance méditerranéenne qui m’a tant touchée en Grèce.

Un parfum d’authenticité baigné d’une chaude lumière de printemps.

Nous regagnons ce soir la Garigue pour nourrir les quelques animaux de BB.

J’aurai préféré rester ce soir à La Garde Freinet plutôt que de retrouver la maison impersonnelle

des gardiens de la Garrigue.

Ce mercredi matin je me promène seul dans les rues de Saint Tropez, j’aime flâner, observer, naviguer seul. Ces moments d’évasion me sont précieux et indispensables pour me ressourcer et j’apprécie d’essayer de saisir toute la beauté du lieu. La présence de Quentin et Pierre m’oblige à m’afficher complice d’un duo trop enclin à la séduction pour tout ce qui pourrait briller. Je retrouve cette saveur ce matin en longeant le port encore assoupit malgré le soleil déjà haut.

Je m’arrête un instant devant la galerie de peinture d’Amanda Lear.

Elle est là, la muse de Dali me tourne le dos, je reconnais sa silhouette.

Serais je attiré moi aussi par le clinquant de la muse de Salvatore Dali, de la chanteuse disco, de l’animatrice de télé mondialement célèbre ?

En vitrine quelques uns de ces tableaux me touchent. En néophyte je pousse la porte pour en voir davantage. Elle se retourne vers moi avec un grand sourire en me proposant des explications sur son travail. J’oublie alors la personnalité internationale pour aborder la personne.

Nous conversons un long moment sans qu’il soit question d’autres choses que de peintures et de philosophie.

Elle m’offre une carte postale d’une de ses œuvres, je n’ose lui demander une signature, le cadeau me semble suffisamment précieux.

 

 

 

L’après-midi est paisible au bord d’une plage de la crique voisine, je regagne la propriété de BB nonchalamment.

Pierre me semble bien excité quand j’entre dans le petit séjour.

  • Un imprévu: « Brigitte » vient d’appeler, elle sera là demain avec son avocat pour passer 2-3 jours. Je l’ai prévenu que nous étions avec un ami, elle n’a rien dit ! tu peux rester là !

  •  

Je la sais exigeante et un peu caractérielle, je crains de ne pouvoir être à la hauteur. Mon avion est dans 3 jours et elle arrive demain matin.

Nous passons la fin de journée à donner un coup de propre dans sa maison. Il n’y en a guère besoin. Tout y est bien ordonné et de goût malgré l’encombrement. Chaque objet prend le sens de sa vie et de sa carrière même si je ne suis pas suffisamment informé pour pouvoir en déceler les secrets.

Le grand matin, le soleil est déjà chaud sur la Garrigue, elle ouvre le portail de la propriété et vient garer sa mini moke devant sa maison. Elle est accompagnée par son avocat et se dirige, solaire, vers nous. Je reste en retrait, l’avocat aussi. Les cheveux défait, elle a une silhouette de rêve, son visage révèle son âge mais cette beauté ne s’éteint pas, elle s’adoucit, elle s’atténue.

BB est de mauvaise humeur, l’avion, le trajet en voiture, ses ennuis de propriétaire … justement elle vient pour faire visiter La Madrague à son avocat.

Nous sommes rapidement présentés, elle est souriante et avenante, me voilà rassuré.

Elle nous propose de les accompagner cet après-midi à la Madrague, Quentin et Pierre ne se font pas priés. Et je suis le mouvement…. Impression d’être le témoin d’un filmen cours de tournage.

La propriété est belle et bien entretenue. Elle n’a pas le cachet sauvage de la Garrigue, l’architecture très design en béton permet aux grandes pièces de la maison d’offrir une vue somptueuse sur la baie de Saint Tropez.

Nous restons un moment debout sur la pelouse qui touche sa petite plage privée. La baie fourmille

d’embarcations multiples. Quelques pêcheurs, les yachts, les navettes de bateaux qui traversent la baie, chargées de touristes. Un haut parleur énumère aux passagers le nom des propriétaires de chaque villa, une brochette de gens connus. Chaque nom de personnage populaire provoque un mouvement dans le bateau. Les jumelles et appareils photos aux objectifs impressionnants, se braquent de concert sur l’objet de leur attention, 50 cerveaux espèrent alors apercevoir la silhouette d’une star s’exhibant dans son jardin ou au bord d’une piscine privée.

Le ballet est incessant, le bruit des moteurs, des haut-parleurs et le manque de sérénité nous fait comprendre le choix de BB d’avoir fait bâtir la Garrigue dans un endroit moins exposé.

Quand la navette passe à proximité de sa plage, nous suivons les commentaires de l’animateur du bateau.

  • Sur votre gauche, vous pouvez voir la Madrague, propriété de la célèbre actrice Brigitte Bardot qui fut une star internationale….

S’en suit toute une biographie légendaire de ses films et de ses amants,je sens la tension monter et étonnamment elle me prend à témoin en me tutoyant

  • Tu vois ce que je subis au quotidien, quand je pense qu’il n’y avait que des pêcheurs quand j’ai acheté ! Au début je leur répondais en hurlant : bande de cons, vous faites chier, laisser moi vivre tranquille ! A présent j’aimerai vendre la propriété mais elle vaut tellement cher qu’il n’y a que les magnats du pétrole pour l’acquérir ! Tu me vois vendre la Madrague aux arabes des compagnies pétrolières ? Je suis terriblement attachée à ce lieu, quand j’y suis tôt le matin, quand il n’y a personne, je me dis que c’est ici que j’aimerai être enterrée.

     

Je suis content et surpris par sa familiarité, son naturel. Je ne suis ni de son monde, ni de son cercle d’amis et soudainement je deviens un acteur (en second rôle) du film dont jusqu’à présent je n’étais que témoin.

Pierre me fait un clin d’œil : On dirait qu’elle t’a adopté !

Nous regagnons la Garrigue. BB et maitre Dreyfus partent manger en ville, elle nous donne rendez-vous demain matin pour se rendre au marché. Elle préfère se déplacer dans la vieille 4L rafistolée de Quentin et Pierre plutôt que d’utiliser son véhicule reconnaissable entre tous.

Samedi matin, jour de grand marché place des Listes. Difficile de trouver une place malgré notre arrivée matinale. Nous descendons tous les quatre les ruelles pavées vers la place. Elle nous devance de peu, de grandes lunettes de soleil et un large chapeau tentent de dissimuler son identité. Mais je vois les gens se retourner, la montrer du doigt et parfois l’interpeller. Je marche juste derrière elle comme s’il m’était naturel, fréquent, de me promener avec Brigitte Bardot dans les rues de Saint Tropez !

Elle salue quelques commerçants, croise plusieurs amis adipeux et serviles et poursuit sa marche décidée vers la place des Listes.

La place est déjà bien animée, tout le terrain de pétanque sous les platanes est occupé par les parasols rouges, oranges, jaunes des forains qui offrent une ombre salutaire aux clients et aux promeneurs.

Chacun part dans une direction différente et je pars seul dans les allées le nez au vent. Si je trouve un bon miel je me le rapporte demain à Paris. A peine croyable aujourd’hui sur cette place ensoleillée et demain à nouveau dans la grisaille de Paris.

Toujours pas de stand de miel qui m’inspire, un miel qui sentirait cette odeur si particulière à la Provence, un mélange de lavande, thym, romarin, mêlé à celle des embruns de la Méditerranée. Envie de repartir avec un morceau de cette parenthèse idyllique.

Au détour d’une allée, je la vois remplir son panier de fruits et légumes, elle m’interpelle :

  • Tu l’as trouvé ton miel ? Regarde celui que j’ai trouvé, je l’ai gouté : excellent ! si tu veux je te montre le stand dès que j’ai payé.

     

Les forains sont souriants et gardent la bonne distance, les touristes apprentis paparazzi restent discrets, elle m’entraine vers le stand d’un artisan apiculteur. En chemin elle s’arrête soudainement

  • Regarde !! non, c’est pas vrai, ...regarde comme il est beau !

Elle s’accroupi et prend un bébé chiot dans le creux de ses mains. Le chien a les yeux fermés, il dort paisiblement, lorsqu’elle commence à le caresser, il ouvre ses yeux encore bleus et gémit de plaisir. BB est totalement sous le charme elle me le met dans mes mains.

Même soupirs d’aise du bébé chien.

  • Vous ne voulez pas l’adopter Madame Bardot ? lui lance la dame qui se tient à coté, c’est le dernier bébé qui nous reste de la portée, je ne le vends pas, je le donne. C’est une femelle.

     

BB énumère le nombre de chiens dont elle s’occupe déjà, il n’est pas question d’en prendre un de plus. J’ai toujours la petite chienne dans mes mains.

  • Pourquoi pas toi ? Me dit BB

  • A Paris, dans un studio, ça me semble compliqué !

  • Les chiens ont seulement besoin de trois choses : de l’amour, de la dépense physique et de bonnes gamelles !

     

J’ai une terrible envie de dire oui. Ce petit être qui vibre dans mes mains me donne déjà l’impression d’être dépendant de mon amour.

  • Viens on va acheter le miel, ça te laisse du temps pour réfléchir, si tu veux je peux en être la marraine.

     

Troublé par cette proposition, j’achète un pot de miel et un paquet de biscuits artisanaux sans trop prêté attention à mon achat. Nous revenons vers l’endroit où se trouve le panier du chien. Déjà je suis inquiet que le panier soit vide, qu’une autre personne l’ait adoptée. Non elle s’est endormie sur une petite couverture.

  • Alors ? … me demande la future marraine comme si le sort de la planète pouvait en dépendre.

  • Alors j’en ai très envie, je l’adopte !

  •  img018 (2)

  • Je ne l’ai pas encore vu marcher, elle est toute douce, des grosses pattes, dont une blanche, elle est dans mes mains et je ne sais pas à quoi je m’engage.

Nous retournons vers la vieille 4L où nous retrouvons Quentin et Pierre. Ils me mettent en garde sur les responsabilités de ce compagnonnage, et sur la nécessité d’une bonne éducation. Tout cela a peu de sens pour moi, j’ai en tête la complicité que j’ai connu avec Fox lors du périple avec Joël et Cathy, c’est ce sentiment d’attachement que je souhaite retrouver, même si le souvenir de Chiffon aurait du me dissuader.

A la Garrigue, je lâche le bébé chien, il rampe plus qu’il ne marche, je comprends qu’il n’est pas complètement sevré, ses yeux bleus et sa démarche me le confirme.

BB est très enjouée, ce nouvel arrivant semble effacer tous ses soucis, la petite chienne tente de la suivre par petits sauts maladroits.

  • Ce soir nous allons fêter ça au restaurant, je suis sa marraine je dois donc la baptiser !

Nous repartons donc le soir vers la place des Listes où se trouve l’un de ses restaurants italiens favoris. Champagne ! L’humeur est joyeuse autour de la table, le patron chauffe l’ambiance en mettant des disques des Gipsy King. Elle esquisse quelques pas de danse et nous raconte ses soirées à la Madrague avec ce groupe. La chienne est sur mes genoux, endormie, petite boule chaude tout en confiance.

 

Nous repartons donc le soir vers la place des Listes où se trouve l’un de ses restaurants italiens favoris. Champagne ! L’humeur est joyeuse autour de la table, le patron chauffe l’ambiance en mettant des disques des Gipsy King.

BB me demande de lui passer l’animal endormi, à contre cœur je lui tend. Avec son doigt elle donne du champagne à la petite chienne qui sort sa langue pour en redemander, elle lui en redonne. Elle éclate de rire

  • On va l’appeler Tartine ! tu es d’accord ?

Je ne suis pas d’accord mais je me dis que pourrais toujours la rebaptiser autrement dès demain, alors j’acquiesce et la table applaudie.

Elle garde Tartine sur les genoux et quand arrivent son assiette de spaghettis carbonara, elle en extrait quelques un pour lui donner directement. La chienne qui était endormie il y a seulement quelques minutes a été réveillée par le champagne. Avec une agilité incroyable elle projette son train avant et s’engouffre le museau dans l’assiette. En quelques instants elle en a dévoré l’essentiel. Eclat de rire général. En sortant du restaurant Quentin et BB marchent devant nous et se tiennent par la taille, ils conversent amicalement, de dos, on dirait 2 jeunes étudiants. Quentin à 30 ans, elle en a 55.

 





Je repars ce matin en avion pour Paris, BB aussi par l’avion suivant. Quentin m’avait proposé de m’amener à l’aéroport de Nice, il lui propose également. Elle accepte volontiers.

A Saint Laurent du Var, Quentin s’engage sur la file de gauche uniquement destinée aux véhicules tournant dans cette direction, puis se rabat à droite pour poursuivre notre route.

Un coup de sifflet définitif des gendarmes nous arrêtent. Regards suspicieux sur la 4l déglinguée, le gendarme signale la faute et sort son carnet d’amendes.

  • Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur, je suis Brigitte Bardot et nous avons chacun un avion à prendre.

Le gendarme éberlué se penche vers l’intérieur pour constater la situation, on sent le doute dans ses yeux, puis il se reprend

  • Que vous soyez Brigitte Bardot ou le pape, le tarif est le même !

Je crains l’explosion.

  • Parfait, je connais très bien le capitaine de gendarmerie de Saint Tropez, je lui parlerais de vous et vous aurez de mes nouvelles….

Dans ma tête je me mets un instant BB en tête à tête avec Louis de Funès et les gendarmes de Saint Tropez. Mais les minutes passent et l’enregistrement pour mon vol est compromis.

Le gendarme termine son PV, plus d’espoir d’attraper mon avion.

Au guichet, je parviens à mes frais à changer mon billet d’avion pour le suivant. Le même que celui de BB.

J’ai Tartine dans les bras et un petit sac avec mon miel et mes biscuits. Je voulais ramener un petit souvenir du Var. Je suis servi !

Le steward du guichet me demande si j’ai pris des dispositions pour que le chien voyage en soute. Non, bien sûr, je n’ai rien prévu ! La location d’une cage est de 300 Fr et c’est incontournable, pas d’animaux en cabine. Je n’ai pas les 300 Fr !

Je retrouve BB dans le hall pour lui expliquer mon problème. Elle part en trombe vers le guichet en pestant « oh les cons, ils vont m’entendre ! »

En effet ils l’ont entendu ! en moins de 10 minutes, je suis autorisé à garder ma chienne sur mes genoux.

En allant vers la salle d’attente, elle me pose une main sur l’épaule.

  • On a gagné ! si tu veux, viens me rejoindre tout à l’heure en première classe, on va fêter ça au champagne.

     

L’avion vient de décoller, dès qu’il est annoncé que les passagers peuvent défaire leur ceinture, je pose Tartine endormie sur mon siège, mon sac avec le miel et les biscuits sur le siège vacant voisin, et me dirige vers l’avant de l’avion. Un rideau sépare les 2 classes. L’hôtesse m’intercepte

- Heu ... Mme Bardot m’attend …

- madame qui ?

- Brigitte Bardot.

  • ah bon, oui, d’accord allez-y !

     

Le champagne est commandé, une petite bouteille et 2 flutes. Elle me raconte à quel point elle n’aime pas l’avion, le champagne l’aide à surmonter sa peur.

  • Comme dirait un ami, si j’avais des olives dans les fesses j’en ferais un litre d’huile tellement je les serre fort au décollage et à l’atterrissage.

  •  

Nous blaguons un long moment jusqu’à l’annonce d’une arrivée imminente sur Paris.

De retour à ma place une vision cauchemardesque me saisit. Tartine est réveillée, elle a déchiqueté papiers et plastiques, s’est attaquée au miel et aux biscuits qu’elle a répandu sur le siège. Elle n’est pas descendue du fauteuil mais l’a piétiné longuement laissant des empreintes de miel dans les lambeaux d’emballages. Avec un petit pipi pour arroser le tout. Personne ne semble s’en être aperçu, j’essaye de compacter les déchets, d’essuyer les flaques de miel du pot éventré avec un mouchoir en papier et boucle ma ceinture assis sur le siège voisin. Une pensée pour le personnel de nettoyage.

Je n’ai pas revu BB au débarquement, à la sortie, les premières classes sont prioritaires.



Chapitre six



Tartine ! Certainement pas ! à Paris, nous sommes réunis autour d’Isabelle, la sœur de François et

quelques amis.

  • Tartine, c’est vraiment un nom grotesque !

     

Isabelle vient de prendre une loge de concierge pour financer ses études, elle s’engage à prendre mon relais pour s’occuper de la petite chienne quand je serais indisponible. Un chien dans une loge de gardien semble tout à fait indiqué.

Surtout dès l’instant où nous nous sommes aperçu qu’il s’agissait d’un dogue allemand mélangé labrador.

Isabelle, amatrice d’opéra me propose de l’appeler Carmen., nous validons cette proposition et baptisons à nouveau cette petite chose, cette fois ci en trinquant au whisky.

Le partage de Carmen est problématique, la petite boule noire devient un belle chienne élégante et caractérielle.

Les résidents de l’immeuble d’Isabelle se plaignent des hurlements de la chienne à chaque passage devant la loge, elle renonce à garder Carmen lorsque je suis occupé.

Carmen a besoin de bouger, courir, manger. Paris est triste pour un chien. Elle est totalement indisciplinée malgré mes nombreuses promenades avec elle.

Plus mon animal grossit plus mon studio me paraît petit . Mes meubles deviennnent la cible de son désespoir ou de la colère quand je la laisse à la maison. Elle peut me ravager un mètre carré le temps d’un aller-retour à l’épicerie. Le vieux fauteuil club en cuir est dévoré, la tapisserie arrachée, les plantes vertes déchiquetées. Le sol est un mélange de terre et d’excréments qu’il me faut ramasser constamment.

Je remplace mes étagères en bois par des métalliques pour pouvoir ranger mes livres et CD en hauteur. Carmen s’est déjà attaqué à la littérature. Elle a dévoré une ancienne encyclopédie de valeur et 3 livres de poches de mauvais goût.

Hier matin J’ai déployé au sol tous les éléments des étagères, Barres métalliques, planches, boulons, écrous. Tout est prêt à être assemblé. Je pousse le peu de meubles pour faire de la place, un coup de balai et je me retourne. Carmen fait une drôle de tête, pas celle de la connerie en cours, plutôt une tête d’indisposée.

Cinq écrous manquaient à l’appel. J’ai secoué un peu la chienne, tapoté le dos, mais au contraire de la faire vomir, elle a semblé ragaillardie, remuant la queue et attendant une potentielle récompense. Les avaient elle ingurgités ? Mystère, je ne les retrouve nulle part.

  Hier soir comme souvent nous sommes allés avec François au studio de Carbonne 14. Balbutiements multiples de créations radiophoniques. Des radios, il en nait et disparait tous les jours, depuis le projet d'ouvrir la bande fm aux radios libres. Certaines sortent du lot, d’autres sont très branchées, ou gauchistes ou catholiques … Les émetteurs se touchent et se bousculent. J’en connaissais quelques-unes pour les avoir fréquenté lorsque nous accompagnions Quentin et Pierre à leurs interviews.

Mais nous préférons les petites radios de quartier, plus libres et plus innovantes. Voilà quelques demi nuits que nous passons dans les studios de Carbonne 14. Le soir tard sur cette longueur d’onde, une voix très féminine salue les auditeurs. Sur une chanson de Michel Jonas l’émission Super nana ouvre ses micros. Super nana l’animatrice se présente comme une bombe sexuelle, elle reçoit des invités et des coups de fils en direct sur l’antenne. Sa répartie, ses fous rires, son humour nous ont fait basculés dans l’addiction radiophonique. Comme nous avons fait partie de ses premiers visiteurs en studio, Super nana nous trouve toujours une place pas loin d’elle. Mais Super nana est devenue Super connue, le standard et l’audimat explose tous les soirs. Son langage est cru, parfois très cru. Mais sa force réside dans sa façon d’interpeller les auditeurs, de les pousser dans leur dernier retranchement pour en faire une gigantesque farce souvent au profit d’un humour féroce, ravageur et d’un rire tellement communicatif.

Hier soir donc, nous nous sommes rendus au studio de Carbonne 14. J’ai pris la voiture pour éviter de laisser Carmen seule dans mon studio. La voiture est déjà bien entamée, ce sera un moindre mal. Sur le trottoir avant l’émission Super Nana (Catherine) nous interpelle :

  • Oh les mecs, on promène le chien,  je vous accompagne ?

    Elle a un petit faible pour les jeunes mecs ; on a également un faible pour sa personnalité au micro et celle hors micro. Super nana ne ressemble pas aux fantasmes des auditeurs. Elle rayonne mais elle est en très net surpoids.

On a fait le tour du pâté d’immeubles en discutant, nos échanges particuliers sont intéressants, on parle de tout … En s’approchant de la voiture, Carmen bloque soudainement la laisse. Elle a la particularité de faire ses gros besoins exclusivement sur les passages piétons et aux carrefours. C’est le cas. Nous nous arrêtons tous les trois pour poursuivre la conversation alors que Carmen se vide les intestins. Les automobilistes attendent la fin de la grosse commission pour passer. Mais si je tire la laisse très fort et très vite vers le trottoir tout va se répendre sur la longueur, soudain un bruit de cascade métallique attire notre attention. En se penchant tous les trois vers les excréments de Carmen, nous discernons la présence de mes cinq écrous d’étagères perdus.

Nous voilà tordus de rire sur un passage clouté sous les klaxons des automobilistes excédés.

Nos soirées sont drôles, nos rencontres sont multiples et nous naviguons avec mon pote dans un monde qui n’est pas le nôtre mais qui nous adopte volontiers.

 

Super nana devient la reine des nuits parisiennes, elle nous traine dans tous les lieux branchés de la capitale et nous présente souvent des personnalités marginales et créatives. Et on se laisse couler dans ces doux flots de surprises, de musiques et de rencontres.

Mais Carmen ne cesse de grandir, je multiplie les montées et descentes des six étages de mon studio pour éviter le pire à la maison. Je fréquente à nouveau Sophie, nous avons à nouveau des choses à nous dire en promenant nos chiens dans le bois de Vincennes. Son chien est un petit animal de salon qui n’apprécie guère la fougue de Carmen. Les rapports sont tendus, les laisses aussi, son chien est ridicule, la mienne est délinquante. Je décide de renoncer à ses balades, nos mâchoires se crispent en compagnie du chien de l’autre ce qui compromet tout baiser voluptueux.

Hier soir Cathy m’a téléphoné, elle m’invite à passer la voir à Pau. Sophie, en vacance dans le Béarn m’avait déjà convié à la rejoindre dans la demeure d’un de ses amis, gestionnaire et actionnaire du groupe Habitat.

D’une pierre deux coups au pied des Pyrénées ? J’aimerai n’avoir que mon sac à dos à prendre pour rejoindre ma Cathy une semaine, puis Sophie la semaine suivante. Je tente de placer Carmen chez mes amis. Tous l’adorent, mais aucun n’est disposé à la prendre en pension pour 15 jours.



 

J'ai une idée : sa marraine ! "Si tu as un souci, fais-moi signe et donne-moi de tes nouvelles" m’avait dit Brigitte Bardot.

En me vouvoyant, BB répond négativement à ma demande, il ne me reste qu’une possibilité, emprunter la voiture de mes parents en embarquant Carmen dans mon périple.

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Chapitre sept

Autoroute du Sud- Aout 1982

Les kilomètres filent et je ne me lasse pas de rouler pour ma première conduite au long cours. Je n’avais guère d’affection pour l’esthétisme de la Renault 6 de mes parents, mais aujourd’hui je la regarde comme un cheval pur-sang, sublime monture qui m’ouvre l’horizon.

Je dois retrouver Cathy demain après-midi devant la grotte de Lourdes un cierge à la main pour qu’on puisse se reconnaitre ! Rien que l’idée nous fait rire, j’en souris d’avance en conduisant.

Petite pause sur une aire d’autoroute, je savoure un immonde sandwich d’autoroute en regardant Carmen s’ébrouer sur les pelouses. Je pense à la semaine prochaine lorsque je vais retrouver Sophie. Nos chiens vont-ils être enfin compatibles ? J’ai bien peur de m’ennuyer un peu avec elle chez son ami. Mais elle m’a dit son impatience de me revoir là-bas.

La route est de plus en plus belle, je trouve la vie facile. Carmen est assise sur la banquette arrière, elle surveille la route à l’affut du son de clignotant qui la fait gémir et baver de joie. Elle pense qu’on va se garer et se promener. Je n’ouvre plus les fenêtres, je crains que les courants d’air me renvoi des filets de salives canines.

Lourdes – Août 1982

Je n’imaginais pas voir tant de monde dans cette ville entièrement dédiée à la Vierge. Des flots de pèlerins et de touristes hantent les échoppes à la recherche du porte clef ou de la boule de neige donnant accès aux miracles.

Mais je ne viens pas spécialement voir Bernadette et la Vierge, je viens retrouver Cathy. La file d’attente qui mène à la grotte est interminable. Composée de toutes les nationalités, la foule coincée entre les barrières étroites prend son mal en patience sous un cuisant soleil.

J’en viens à regretter cette idée rigolote, on va dire que c’est mon chemin de croix vers la grotte ;

Appareils photos, crème solaire, chapeaux et même glacières accompagnent cette très lente procession vers le lieu consacré. Je suis curieux aussi de mesurer la charge d’un lieu où chacun dépose son espoir de jours meilleurs. Ma pauvre chienne a soif mais reste stoïque, elle s’est mise au diapason de la lente progression.

Enfin, nous voilà devant le sanctuaire, chacun dispose de quelques secondes pour se recueillir devant la statue. Le flot ne s’interrompt pas, la Vierge n’a pas que ça à faire, des centaines de personnes sont derrière nous.

Pas de miracle Cathy n’est pas là, j’ai à peine le temps d’entamer une conversation avec la Vierge que je sens la pression du flot qui me pousse dans le couloir de barrières vers la sortie.

Si j’avais eu un peu plus de temps je lui aurais demandé plein de trucs, je l’aurai remercié aussi de me faire continuer l’aventure quoi qu’il arrive …. Mais j’aurai bien l’occasion de reparler avec elle !

Les barrières de sorties sont parallèles à celles de l’entrée, ainsi, avec le faible espoir d’y croiser Cathy, je dévisage chaque visiteur qui arrive. Je trouve un recoin un peu ombragé pour y guetter les arrivées humaines. La chienne tourne un peu en rond, ça manque un peu d’espace ici. Je n’ai pas vu Cathy depuis Paris. Soudain elle apparait telle que je l’ai quitté dans un grand éclat de rire communicatif.

Bonjour mon père, bonjour ma soeur Cathy Marie Madeleine ! , le temps de blaguer ensemble un moment et je m'aperçois que Carmen a répandu une énorme bouse dans le passage des pélerins. A l'instant au loin, s'engage un convoi de personnes en chaises roulantes, le passage est trop étroit pour qu'ils évitent la catastrophe, nous partons rapidement c

omme des voleurs, à mi chemin entre la honte et l'éclat de rire.

Pau- août 1982

Voilà une semaine que nous nous sommes retrouvés, j’ai le sentiment que sa bande de copains plutôt néorurale dispersée sur les coteaux des Pyrénées a trouvé un bel équilibre. Les soirées sont souvent collectives, les gamins gambades, les adultes discutent, jouent aux cartes ou font de la musique dans la pièce d’à côté. Et puis il y aussi nos soirées à Pau où Cathy vit au premier étage d’un HLM, ce qui l’a fait beaucoup rire. Un peu plus loin dans la campagne, elle sait qu’elle peut retrouver sa roulotte et prendre du large avec son quartier. Les plages du littoral, l’horreur mythique de Palavas les Flots, les balades dans les contreforts des Pyrénées, ma semaine est joyeuse et drôle.

Je retrouve avec elle une part de moi-même, elle me présente Gilles son amoureux chanteur, poète anarchiste et maçon. La présence de Gilles clôt mon espoir de reprendre une relation de couple avec Cathy mais ouvre une belle période de solide amitié.

Ce séjour me le confirme une fois de plus.

Je pars avec Carmen dans les montagnes retrouver Sophie, content aussi de quitter la ville pour de plus grands espaces.

 

La demeure de Bertrand- Août 1982

Voilà 3 jours que je réside dans cette bâtisse ancienne entièrement rénovée, le jardin de grande taille soigne un désordre organisé, les allées sont dégagées et une Porsche noire impeccablement lustrée stationne sous une tonnelle ombragée. Sophie m’accueille avec sourire et soulagement. Comme si je venais mettre un peu de couleurs dans leur séjour.

Bertrand a 35 ans, un sourire commercial de catalogue et une tenue de jeune cadre en résidence secondaire. L’intérieur de la maison ressemble à un musée. Impression de pénétrer dans un magasin Habitat. Tout est Habitat, de la tasse de thé aux rideaux, tout est codé, jusqu’au sol en mallons brillants faussement vieillis

J’ai la nostalgie du bordel du HLM de Cathy, l’environnement désordonné d’un quartier où s’affrontent gitans et arabes, ou gravitent peintres et poètes. Ici tout est propre, astiqué. La guerre est déclarée entre le caniche acariâtre de Sophie et Carmen. Et Bertrand craint beaucoup pour son chat siamois qu’il caresse amoureusement. Ce mec m’énerve.

Je propose d’attacher Carmen sous la tonnelle et de ne pas la laisser passer le seuil de la porte.

- Bonne idée, me dit-il, au moins elle gardera ma Porsche !

Je suis soulagé également, je pense qu’elle sera mieux dehors que dans cette ambiance. Bertrand me regarde avec condescendance. Il a la bienveillance et le mépris du jeune propriétaire parvenu. Je n’arrive pas à savoir si Sophie est sa maitresse, mais ses regards protecteurs et concupiscents sur elle me laissent à penser qu’il poursuit cet objectif.

Il n’a pas seulement une quinzaine d’années de plus que moi, il a des années lumières d’avance ou de retard sur mon tempo. Je pars souvent seul dans la montagne promener la chienne.

Sophie est toute excitée, presque hystérique, je ne sais si c’est grâce à ma présence ou bien grâce aux virées en Porsche décapotable.

Nos conversations sont anodines et pas désagréables, nos journées sont anodines et peu intéressantes.

 

Retour vers Paris- Fin Aout 1982

 

Ouf, je quitte le département avec soulagement, ces deux derniers jours chez Bertrand ont été éprouvants.

Avant-hier, le maitre de maison nous a proposé une promenade au marché du village voisin.

Il était convenu que Sophie fasse le trajet plutôt en Porches qu’en Renault 6 de baroudeur.

On était en train de se préparer à partir quand un grand bruit nous a fait tous les trois tourner la tête vers la tonnelle.

Carmen venait de renverser une grande poubelle métallique sur l’aile flamboyante du véhicule.

J’ai cru que Bertrand allait s’étouffer de colère et moi de honte.

Il fallait quand même récupérer des courses au village, la Porches ne pouvait pas bouger avant la visite des experts et du coup je les ai fait monter dans la R6.

Je crois que Bertrand se souviendra toute sa vie de ce trajet. Les mains accrochées au siège avant, pâle comme la mort ; je reconnais que ma conduite en R6 devait être un peu nerveuse.

Nous ne nous sommes plus adressé la parole de la journée. Je savais que je partais le lendemain ... et puis le soir, après les lourds silences du diner, Sophie m’a invité discrètement à passer dans sa chambre.

  • C’est ton dernier soir ici, passe me voir, si tu dois partir tôt demain matin.

Bertrand lui a réservé une chambre de princesse (Habitat), tout en voilages, meubles blanc, draps de satin et lumières tamisées par des abat-jours en lin crème.

Sophie ressemble aux portraits de David Hamilton, dans une chemise de nuit sobre en coton, son expression ‘d’innocence appelle la tendresse et la caresse.

Nous passons la nuit ensemble laissant la chambre dans un désordre éloquent. Aux premiers rayons du soleil, ce matin j’ai pris une douche froide au tuyau du jardin, nu sur la pelouse entretenue. Hier elle était encore vierge, ce matin elle se réveille différente en souriant. Je l’ai quitté avec la reconnaissance d’un échange au-delà des mots au-delà d’un environnement qui m’est

étranger.

J’aurai pu l’avoir rêvé, pourtant j'ai la sensation qu'il sagit de notre dernière rencontre.

J’ai peu dormi, l’autoroute me renvoie le récit de ma parenthèse hors de Paris, je suis content de retrouver mon studio, mes copains …

 

Paris - septembre 1982

J’ai repris mon rythme parisien, gardien de nuit avec mon chien dans un centre aéré, surveillant scolaire, serveur dans un restaurant en cave. Les amis défilent à la maison, je sors aussi beaucoup. Je vois Hélène régulièrement, elle est un peu dépressive et me voudrait trop souvent à ses côtés. Trop envie de ma liberté, j’esquive.

L’autre soir avec quelques amis, nous avons fait une séance de spiritisme avec des lettres de l’alphabet disposées sur la table. L’humeur était plus à l’anecdotique qu’au recueillement. Pourtant après quelques minutes, le verre sur lequel nous posions notre doigt s’est mis à vibrer, puis ostensiblement s'est diriger vers des lettres. Nous lisons à voix hautes, en cœur, les lettres qu’un esprit inconnu, voire farceur a choisi. L.N.L.M.J.F.

Mon père renonce à récupérer sa Renault 6 que Carmen a fait prématurément vieillir, de toute façon il n’a jamais trop aimé conduire.

Octobre 1982- Paris

Désœuvré, je suis au chômage, Paris m’ennuie, je trouve presque tous mes amis creux, il m’apprécie davantage que je ne les apprécie et je n’ai pas de perspective. Carmen s’est calmée, mais aboie toujours aussi fort, est toujours aussi vorace, affectueuse et testarde.

Un appartement se libère à la Garde Freinet, Quentin vient de me téléphoner, il me propose de l’occuper et de venir préparer avec eux leur prochain spectacle.

Quentin et Pierre ont quitté la maison de BB, ils ont regagné leur maison au milieu des vignes de la Garde Freinet.

Catherine Fayard, une plasticienne de leurs amis loue un loft, une ancienne bouchonnerie rue des jardins dans le village. Le loyer est très modéré, je touche une indemnité de chômage, je dispose de la voiture…. Il faut que j’y aille. !

La Renault 6 n’a plus un centimètre de disponible, c’est comme si j’y avais entassé les affaires de ma vie compressée entre le tableau de bord et le coffre. Carmen prend la place avant du passager.

Je suis convaincu de ne plus jamais demeurer à Paris. François vient me saluer 5 minutes avant mon départ sur le trottoir. Avec une certaine admiration mélancolique, il salue une fois de plus un de mes changements de cap.

Chapitre huit

Printemps 1982 La Garde Freinet (Var)

Sauf les jours de mistral, l’hiver est doux ici. J’aime mon lieu de vie, le loft est vaste et lumineux. Les fenêtres sont toutes constituées de petit carreaux colorés qui donnent sur un carré de verdure, les mallons rouges hexagonaux du sol sont d’époque, les plafonds sont hauts, je respire. Au coin de la pièce, l’unique meuble est un grand lit en fer forgé. J’ai acheté 2 chaises de jardin, récupéré une table et déplié mes tapis, ma chaise de metteur en scène. J’ai choisi de dormir dans la petite pièce voisine où j’ai posé un matelas au sol. Je laisse le lit en fer forgé aux invités, je n'y dors pas très bien.

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Il y a du passage dans mon loft, seuls ou en couples, les amis parisiens débarquent pour prendre l'air de la Provence, ça ne me déplait pas. J’ai dû m’inscrire ici aussi au chômage et bizarrement je touche deux fois mon allocation, de l’ANPE Paris et celle du Var. Il me semble vivre royalement.

Une nouvelle radio, "radio Spi" émet depuis un an à partir du village. Toutes mes visites dans les studios de radio de la capitale m’ont donné le gout d’être animateur. Le studio est installé dans un moulin entouré d’oliviers qui domine le village. Le moulin aux étoiles. Par fort mistral, on ne peut pas en sortir, la porte s’ouvre vers l’extérieur. La nuit, une fenêtre s’ouvre sur les étoiles.



 



La sympathique équipe en place me confie le créneau horaire du matin. Entre 8 et 10h.

J’intitule mon émission « Debout les Maures ! » et prend le parti de surprendre par mes choix musicaux, mes rubriques décalées, un ton irrévérencieux, des invités surprises…

Radio Spi devient populaire, elle arrose non seulement le Massif des Maures mais aussi tout le golfe de Saint Tropez. Les commerçants nous troquent des bons d’achats et des cadeaux à distribuer aux auditeurs contre quelques créneaux de publicités radiophoniques. Je me surprends à avoir mon fan club même si parfois je pense devenir lourd au micro. Je n’ai ni le talent ni l’expérience d’une « supernana » à Carbonne 14.

Je démarche les petites maisons de disque au téléphone pour obtenir des disques et des interviews d’artistes. Quand j’annonce que je travaille pour la radio de Saint Tropez, les portes s’ouvrent très facilement sur les nouveautés. Tous les 2 mois je passe quelques jours à Paris avec mon magnétophone et glane du contenu pour mon émission.

Mon créneau m’oblige à une programmation musicale tonique sans être agressive, la funk music m’intéresse et accompagne souvent mes rubriques, je passe aussi les titres des artistes de variétés dont j’ai pu obtenir l’interview. La plupart sont inconnus, certains sont presque déjà oubliés (Buzy), d’autres sont désagréables et font leur promotion sans conviction. (Yvan Dautin). Il y a aussi de belles rencontres surtout dans le domaine du jazz. Je profite de mes séjours à Paris pour m'essayer à des reportages aventureux.

Mes contacts parisiens me permettent de passer une nuit dans les souterrains en passant par une plaque d'égout. Grace à un guide équipé d'un bon plan nous découvrons d'immenses salles secrètes couvertes de grafitis, des fontaines d'eau pure, des abris durant la guerre, des salles d'entrainement au tirs. Au détour des déhambulations dans des couloirs très étroits des anciennes carrières, nous passons par le bunker situé sous l'hopital de l'Hotel Dieu. On apprend que certaines fêtes, parfois orgiaques ou occultes s'y déroulent parfois, ce qui rajoute du piment à notre aventure souterraine. Nous n'y croisons personne et finalement au petit matin, sans avoir vu la nuit passer, nous ressortons par une plaque d'égout proche du jardin du Luxembourg. Nous sommes boueux, fatigués et ravis de retrouver l'air extérieur

, quand nous nous faisons interpeller par un agent de police qui nous demande d'où nous venons. Difficile de cacher notre provenance, la bouche d'égout n'est pas encore fermée. D'un geste prompt, il dégaine l'antenne de son talky walky... qui lui reste dans les mains. Désemparé il sort son carnet d'amende, mais il n'a pas de stylo ! ... Il est 6h ce petit matin et nous nous retenons d'éclater de rire, il nous laisse repartir ... J'emmagasine mes enregistrements audio. Une autre fois c'est une visite du cimetière du Père Lachaise que nous effectuons une nuit de pleine lune en escaladant un mur d'enceinte. Notre déambulation puis notre arrestation par les vigiles est évidemment enregistrée sur mon magnétophone à destination de mes émissions varoises.

A chaque retour sur la Garde Freinet, je reviens avec mes petits trésors de disques en promotion, interviews et reportages et j'en fais profiter mes auditeurs.

 

 

Septembre 1982 – La Garde Freinet.

 

Nous avons un beau succès avec un spectacle de rue de marionnettes que nous avons expérimenté sur le port de Saint Tropez et qui nous amene jusqu'en Toscane où nous jouons tous les soirs dans les campings. Généralement les gérants nous offrent l'emplacement et le couvert, et nous récoltons le fruit de la manche en fin de représentation. Quentin et Pierre sont ravis et projettent déjà la préparation d'un prochain spectacle sur scène auquel je suis associé pour l'écriture et le jeu.

 

 

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 J’ai du mal à me concentrer sur la préparation du spectacle . J’ai l’impression de collaborer sans être vraiment impliqué. Ils ont choisi de faire une pièce musicale et poétique pour les enfants autour de Charles Trenet. Quentin doit être le conteur, Pierre un vieux monsieur et moi une vieille voisine. Je ne sens pas trop le truc. … Le scénario est bancal et ne sert que de prétexte à passer des extraits musicaux des chansons de Trenet. Je me rends compte que je ne suis pas très créatif et même presque réservé sur la tournure du spectacle. De temps en temps il m’apparait une idée qui s’avère irréaliste aux yeux de mes camarades. Mais le spectacle se construit tout de même, nous fabriquons des masques pour nos personnages, un superbe décor est réalisé par un artiste du village et nous répétons laborieusement notre texte. J’ai beaucoup de mal à rentrer dans la peau d’une vieillarde un peu courbée au pas hésitant qui doit hurler à travers le masque pour se faire entendre par les spectateurs. Les costumes sont bricolés et j’ai bien peur que les enfants partent en hurlant en voyant nos masques de vieillards ridés. Pascal Sevran, ami de Charles Trenet qui anime chaque semaine une émission de chanson à la télé, nous assure de son soutien ; il nous enregistre un préambule vocal au spectacle et nous promet d’essayer d’y emmener Charles Trenet dès que nous jouerons à Paris.

 

Janvier 1982 La Garde Freinet

 

 Nous voilà de retour de tournée. Je suis tellement content de reprendre mes émissions de radio.

 

Les semaines précédentes ont été difficiles. De salles des fêtes défraichies en foyers culturels quasi déserts, en passant par les préaux des écoles, nous sommes remontés doucement vers Paris. Les enfants n’accrochaient pas plus que moi au déroulé de la pièce. Les cachets délivrés étaient aussitôt dépensés dans les restaurants ou hôtels où nous descendions. N’ayant pas de difficultés financières, mais des goûts de luxe, mes camarades choisissaient souvent des auberges bourgeoises de Province dont les tarifs dépassaient largement mes moyens. Bons princes, ils complétaient la note de mon repas ou de mon hébergement. Quentin, sévère et percutant m’en voulait d’être si peu concerné, Pierre nourrissait encore quelques espoirs de partager mon lit et suivait des yeux chaque mâle approchant. Il commençait à avoir des caprices de star en approchant de Paris. Nos villes de tournées en Province étaient souvent froides et humides, les campagnes tristes.

 

Nous sommes programmé dans deux théâtres parisiens, pas grand monde dans le public, beaucoup de places offertes, à la famille, aux critiques qui n’applaudissent pas la performance.

 

Fabienne Pascaud de Télérama délivre une critique assasine (qu'en secret je trouve justifiée). Charles Trenet ne se déplace pas mais nous poursuivons sans trop de convictions nos campagnes de promotion dans les radios

 

Nous terminons nos contrats avec la seule satisfaction du devoir accompli.

 

Je rencontre Mélanie, pauvre fille mariée et malheureuse avec qui je passe des moments rock ‘roll poursuivie avec le fusil par son mari jaloux puis Mumu que je suppose être Muriel qui a un corps de rêve et un esprit inexistant ; mes nuits sont courtes arrosées, mes matins sont radiophoniques et mes après-midi se déroulent sur les longues plages de Ramatuelle

 

Je postule pour un poste d’animateur pour RMC, ma voix, mon expression semblent convenir mais ma culture générale présente des défauts, notamment l’absence d’aisance en langue anglaise. Je suis recalé.... et soulagé ! pas trop envie de résider à Monaco !

 

La ville de Draguignan cherche un animateur radio pour quelques semaines, payé, à l’occasion de la campagne des élections municipales.

 

Je déserte momentanément Radio Spi bénévole pour rejoindre l’équipe de Dragon FM qui roule pour Mr Soldani maire de Draguignan, président socialiste du Conseil Général, candidat à la mairie.

 

Je suis embauché sans difficulté avec un salaire honorable et logé sur la commune.

 

Quelques jours après mon entrée sur les ondes, le Maire est victime d’un attentat, il reçoit dans l’épaule des décharges de fusils tirés du bord de la route alors qu’il s’approchait en voiture des studios de radio. Je me retrouve escorté à l'aller et au retour de 2 gardes du corps de mon domicile provisoire jusqu’au studio. Le Maire est à l’hôpital, je termine malgré tout mon contrat il n’a pas été réélu.

 

 

 

Automne 1983 – La Garde Freinet

 

Pas vu passer cet été ….

 

Au comptoir du village vacance, où je viens de me faire embaucher comme serveur , j’ai pu faire de multiples rencontres, mes émissions de radio fonctionnent très bien, j’ai même eu la chance de pouvoir interviewer Jean Pierre Mocky lors d’un festival de films se déroulant dans le village. Il y a eu également ce long entretien que j’ai pu réaliser avec Haroun Tazieff, très doux et très pédagogue. Nous parlons longuement changements climatiques, risques sismiques et du prolongement des pistes de l’aéroport de Nice. 200 hectares gagnés sur la mer sur 3km. « Une aberration me dit-il, un jour ou l’autre une grande vague engloutira tout ça !

 

 

 

En effet la région de Nice est la plus exposée aux séismes en France. Un puissant séisme comme celui de 1887 est pourtant pressenti.

 

Je n'ai guère de contacts avec les natifs de la Garde Freinet qui n'ouvrent pas trop leur porte aux estrangers comme moi. Mes rencontres se limitent souvent aux importés qui ont élus domicile ici.

 

J'y croise par hasard dans la rue principale Pascale Rocard, nièce du premier ministre avec qui j'avais eu une aventure romantique lorsque nous étions ensemble en classe à Paris. Elle me déclamait des poèmes sur les quais de la Seine pour se destiner à une carrière de comédienne.

On se tombe dans les bras l'un de l'autre. Elle est en compagnie du chanteur Yves Simon qui me fait ostensiblement la gueule lorsqu'elle me convie à diner avec eux dans la maison de son amoureux qu'il loue au village. Je n'ose donner suite à son invitation voyant le peu d'intéret qu'il semble m'accorder.

On dit qu’à la Garde Freinet balayé souvent par un puissant mistral, hormis les natifs, ceux qui y restent sont des artistes ou des fous, et c’est vrai qu’y résident temporairement Jeanne Moreau, Tony Curtis, l’écrivain Rezvani et des dizaines d’artisans- artistes semblant vivre sur une autre planète

De temps en temps, Quentin et Pierre m’ont emmené au Nid du Duc. Au bout d’une piste cachée par les chênes lièges, le hameau surplombe un vallon de la forêt des Maures, l’endroit est somptueux.

La propriété appartient à Tony Richardson très célèbre réalisateur et producteur anglais. Moi je ne savais pas trop qui était cette personne, j’étais surtout venu pour découvrir sa piscine.

On m’a dit que le peintre David Hockney en a réalisé quelques beaux tableaux.

Nous avons passés au Nid du Duc des après-midi mémorables. Une eau translucide chauffée par le soleil, un panorama en prise directe avec la nature, le survol des rapaces lorsqu’arrivaient les courants d’air chauds.


Je n’ai pas souvent été seul cet été, je crois que tous mes amis parisiens sont passés. Eux sont ravis et en vacances, j’assume avec bonheur ma nouvelle vie provençale, presque soulagé face à eux, d’avoir quitté l’univers et l’humour de la Capitale.


Mai 1984. La Garde Freinet

J'ai du quitter mon loft, pas assez de rentrées d'argent pour poursuivre la location, heureusement Christiane Sakaze, journaliste parisienne m'a prété sa résidence secondaire pour l'hiver. Une petite maison de village charmante et humide où Carmen et moi nous blotissons près de la cheminée quand le froid et le mistral fige le paysage. Ce n'est qu'un passage, elle doit récupérer les lieux pour la belle saison.

La préparation du prochain spectacle est laborieuse. Quentin et Pierre restent accrochés à mon partenariat et je me laisse embarqué sans conviction, nos après midi de travail me semblent stériles, je n'apporte pas d'eau au moulin et il m'en font souvent le reproche. A l'inverse je conteste, je râle et n'éprouve plus le plaisir de la préparation d'un projet à venir. Ils sont deux, à l'abri du besoin, je suis seul sans argent, à me ressentir redevable de leur bon vouloir, à accepter les diners auxquels ils m'invitent, à supporter le regard sévère de Quentin et celui adipeux de Pierre. Je suis en pleine dépendance.

Juillet 1984. La Garde Freinet

Les émissions de radio continuent, les studios sont désormais installés à Saint Tropez. Le centre de vacance du village m'embauche à nouveau comme serveur pour le mois de juillet. Le mois d'aout sera consacré aux répétitions théatrales. J'ai du quitter ma maison de village, j'ai trouvé un autre lieu presque gratuit pour m'héberger. A quelques kilomètres en pleine nature montagneuse, une grande batisse abandonnée surplombe un très beau champ en friche fleurie . Un immense chataigner apporte une ombre apaisante sur le lavoir en pierres où une source abondante et limpide magnifie le lieu. La pièce que l'on m'accorde est moins glorieuse. Au rez de chaussée du batiment, le sol est en terre battue, il n'y a aucun meuble, une odeur doucatre et humide envahie les lieux éclairés d'une seule pauvre ampoule à la lumière jaunatre. Une autre pièce contigue sans électricité devait autrefois servir de réserve et abrite de vieux tonneaux, du matériel agricole et des gravats, j'y installe des toilettes chimiques de caravane en prévision d'une visite prochaine de ma mère que j'aurais préféré recevoir dans d'autres conditions. On me prète une table et quatre chaises et un vieux réchaud qui noirci les casseroles. Je pose un matelas sur des palettes, et je déplie un lit de camp, place mon unique malle métallique où sont rangés mes vêtements et cherche vainement une bonne raison d'être là. En sortant à l'extérieur, dans la lumière envoutante de l'environnement et le calme absolu et presque inquietant du site, je reprends vie.

C'est une impasse, je me sens prisonnier de ce cloaque, je fais en sorte de retourner dans ma cave uniquement pour dormir. encore plus dépendant de Quentin et Pierre qui commencent à me faire comprendre que leur jolie maison dans leur champ de lavandes n'est pas une cantine.

Ma mère vient là pour trois jours, elle découvre avec effroi mes conditions de vie et m'assimile à un clochard victime de propriétaires sans scrupule. Elle se cache pour sanglotter alors que je tente de lui faire valoir la beauté et la tranquilité du paysage. Rien n'y fait, lorsque je m'absente elle lave mes vêtements au lavoir, ses larmes se mêlent à la source. Son fils est perdu ! Elle m'énerve ! Envie de lui dire: fais moi confiance, laisse moi vivre cette situation sans ajouter du drame. Je la laisse repartir accablée par mon sort et sans possibilité de m'aider.

Aout 1984. La Garde Freinet

Mon pote François déserte Paris au mois de juillet pour venir passer quelques jours dans mon antre. Lui aussi est surpris par l'exotisme de ma situation mais nous passons guère de temps à l'intérieur, privilégiant des moments de plage lorsque je ne travaille pas à la mise en place du prochain spectacle. Il est séduit par la région. Quentin et Pierre lui suggère de prolonger son séjour, il y a une place vacante de réceptionniste pour un remplacement de trois semaines dans un hotel trois étoiles à Grimaud.

Pourquoi pas ? Il est très hésitant, pas prévu de rester si longtemps loin de Paris, mais pourquoi pas?

Je l'envie, à sa place je n'hésiterais pas. Je lui prète ma seule chemise propre, mon seul pantalon propre et ma Renault 6 sale pour qu'il se présente à l'embauche. Je n'ai plus d'argent et guère de projets qui m'enchantent.

De retour du rendez vous, il me raconte son entrevue plutôt sympathique mais décline cette proposition. Pas facile, sans voiture d'assurer les trajets, pas facile pour moi de l'héberger correctement, pas facile de bouleverser son programme initialement prévu pour un court séjour.

Une immense flamme d'espoir me transperce soudainement.

Redonne moi mes fringues, je vais me présenter!

La même chemise blanche, le même pantalon, je suis devant la porte de l'hôtel sans réfléchir à de quelconques conséquences.Le Coteau Fleuri, caché derrière la chapelle des Pénitents sur une placette bordée d'eucaliptus et de cyprès, une arche de bougainvilliers ouvre l'accès du jardin vers la porte de l'hôtel. L'établissement est à flanc de coteaux et offre une vue panoramique sur la vallée quadrillée de vignes étincellantes. Je suis accueilli par une dame souriante et austère. Nicole. Sobriété chic et décontractée, chignon impeccable. Elle gère l'établissement. Elle me fait assoir dans le salon au sol lustré, près du piano à queue sur lequel un magnifique bouquet se reflète. J'apercois la terrasse panoramique où quelques clients du restaurant s'attardent. Deux jeunes serveurs goguenards m'observent discrétement en finissant le service.

La dame revient accompagné d'un homme que je prends pour son mari. Ils s'assoient en face de moi et m'expliquent les conditions. Il a un accent étranger et présente l'allure d'un aristocrate décontracté. J'apprends qu'il est le nouveau propriétaire de l'hôtel restaurant, qu'il compte remonter un chiffre d'affaire très déclinant avec une équipe jeune et dynamique. La place disponible se résume à la gestion de la réception de l'hôtel et au service du petit déjeuner. Sans l'ombre d'un doute je montre mon intérêt pour ce poste et accepte la proposition. Voilà des mois que je vis de salaires aléatoires et ce dépannage de trois semaines devrait améliorer ma situation. Je les quitte sur un grand sourire, soulagé, je savoure cette soudaine aventure avec délectation.

J'imagine pouvoir poursuivre la préparation du spectacle tout en commençant ce nouveau travail, de toute façon, je n'ai pas trop le choix, je n'ai plus un sou. Quentin ne le voit pas du tout de cet oeil là.

Soit tu restes dans l'aventure avec nous, soit tu fais autre chose, faut pas tout mélanger !

Me dit-il assez séchèment. Il est très vexé de savoir que j'ai récupéré à mon compte la proposition qu'il avait faite à François et espère que son ultimatum fera pencher la balance du coté de leur projet artistique.

Je suis en effet un peu troublé: dois je lâcher "mes bienfaiteurs saltimbanques" pour un remplacement de trois semaines dans un hôtel de la région?

Mon questionnement est de courte durée. Je prends un papier et un crayon et je leur écris une longue lettre pour leur expliquer mon malaise et l'impasse insupportable dans laquelle je me trouve à leurs cotés. Je me sens obligé d'utiliser des reproches à leur encontre, mes mots sont durs, percutants et sûrement injustes, mais je veux en finir, je veux tourner la page, je les laisse tomber.

 

 



 





 

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17 janvier 2021

Chapitre 11-12

Chapitre 11

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Nous voilà posés à Varanasi depuis quelques semaines. Témoins des centaines d'années de dévotions multiples. La ville sacrée est saturée de bruits, de circulations, les ruelles très étroites qui bordent le Gange absorbent un flux incessant de pélerins qui naviguent de temple en temple pour y déposer leurs offrandes, déposer leurs prières, leurs chants, leurs espoirs et parfois leur vie. Arrivés dans la cité sacrée nous prennons refuge dans un vaste palais le Ganga Mahal qui accueille les voyageurs dans de petites chambres sans confort. Le charme des nouvelles rencontres avec d'autres étrangers dans cette demeure au bord du Ganges s'estompe après quelques jours. L'endroit est bruyant et nous isole du monde indien. Allemands, italiens, espagnols, français s'interpellent, s'engueulent, jouent de la musique, se racontent, pas un instant de calme dans ce vaste et beau palais. On est certes loin des hotels à touristes ou des daramsalas qui accueillent les pélerins de l'Inde entière, mais mon immersion dans ce getho de voyageurs m'invitent à chercher un autre lieu d'accueil au coeur d'une vie plus locale. En attendant nous parcourons des jours durant les rues, ruelles et gaths, buvons des litres de tchaï, blaguons dans les échoppes. On assiste avec émotions aux rituels des couchers du soleil, l'heure où le son des conques s'accouplent aux sons des cloches, les grands chandeliers et les petites bougies s'allument et le soleil s'éteint, les chants rituels s'élèvent dans la brume, des milliers de pélerins vibrent de la même ferveur et nous sommes tout petits, tout imprégnés mais également tout étrangers, tellement touristes de la foi, face à l'humilité déconcertante et profonde de la foule qui nous absorbe avec bienveillance.

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Je cherche un autre refuge, besoin de prendre du large, envie de méditer, de momentanément quitter mes compagnons de voyage (Alex et sa soeur Diana). Je prends des cours de chants quotidiens auprès d'un vieux brahmane édenté. J'ai acheté un bel harmonium portable plein de couleurs et ensemble nous parcouront la gamme indienne à travers les ragas qu'il m'apprend. Le besoin de m'isoler pour travailler mes morceaux de musique, chanter à pleine voix s'avère impératif. Je prends mon vélo pour parcourir le village voisin à la recherche d'une chambre calme, d'un lieu où enfin je pourrais troquer le monde des voyageurs contre celui de la vie indienne dans son essence.

Le village de Nagwa est mitoyen, passé le grand champ d'oeillets qui le sépare de Bénarès, un calme apparent enveloppe les petites maisons blanches, les ruelles à peine carossables où s'accumulent en tas, les ordures fouillées par les placides vaches du quartier. Je retrouve la ruralité de l'Inde profonde. Je frappe aux portes, j'interpelle les passants pour trouver une chambre, un lieu loin des tumultes.

La petite famille qui m'accueille me propose, dans leur maison, une chambre aux murs décrépis avec un matelas douteux. Trois générations se partagent le lieu qui n'a pour seul mérite que de méloigner du tumulte de la ville.

Mon sac et mon harmonium posé au sol, j'ai un moment de doute. L'eau du puit est douteuse, la vue de la fenêtre offre un paysage désèché, quelques maisons habitées mais en ruine, deux arbres squeletiques occupés par les vautours. Néanmoins je me prépare un diner avec les quelques produits poussiéreux trouvés sur le marché. Mon voeux d'isolement s'est réalisé et ça me plonge dans une tristesse poisseuse en fermant l'interrupteur de l'ampoule pâle du plafonnier. Les rumeurs du village s'estompent, quelques bruits de vaisselles dans la maison, un bébé qui pleure, je tente de m'endormir.

Demi sommeil agité interrompu par une présence dans la chambre. Je me précipite vers la lumière. Un convoi de rats énormes, le museau aplati, sans poil mais avec une queue démesurément longue se dirige vers le reste de diner posé sur une étagère. Ma présence et la lumière les fait fuir par l'endroit où ils étaient arrivés: un trou dans le mur par lequel on évacue les eaux usées. J'y pose la nourriture qu'ils avaient entamée en guise d'offrande, en m'imaginant un pacte de paix et de tranquilité. Le calme est revenu, lumière éteinte, je suis à l'affut du moindre bruit. Je ne suis pas loin de m'endormir quand des cris et des cavalcades m'arrache du matelas. Les rats sont en train de se battre furieusement autour de mon riz aux lentilles, l'un deux est en sang, les autres s'acharnent pour engloutir ce qu'il reste du repas. Je jette un seau d'eau pour évacuer les rats et le reste de nourriture puis je bouche le trou avec les journaux empilés dans un coin de la chambre. Je regagne mon matelas, ferme à nouveau la lumière et j'attends. J'attends que le jour se lève, que le sommeil revienne, mais il ne se passe pas longtemps avant que je perçoive les grignotements du bouchon de journaux. Ils reviennent, s'attaquent à mon blindage et courent à nouveau dans la chambre à la recherche de quelques victuailles. J'attache mon sac à un clou en hauteur, je m'arme d'un bâton et m'allonge, lumière ouverte. Dés qu'ils s'approchent je frappe mon bâton au sol, et ils se précipitent vers le trou, puis ils reviennent et je passe ma nuit à les éloigner de mon matelas.

Conseil de famille autour de moi: je ne peux envisager de séjourner dans cet endroit plus longtemps mais j'ai versé une avance que j'espère me voir rembourser. La négociation est longue et aboutie à un compromis pour que je récupère la moitié de la somme engagée. Me voilà reparti avec mon sac à dos à la recherche d'un autre lieu où me poser.

Sur une petite terrasse d'une ruelle, un Pandit est assis en tailleur sur un sommier en corde. Vénérable personnage un peu austère et sévère habillé de blanc qui me regarde avec une lueur d'ironie et de curiosité.

Namasté Pandit ... je cherche une chambre à louer dans le village ?

Avec la main il me fait signe qu'il n'a rien pour moi ou bien qu'il ne comprend pas la question. Mon vocabulaire hindi n'est peut être pas très clair.

Je passe mon chemin et navigue dans le village. Le dédale de ruelles me ramène à nouveau et sans que je le calcule devant la terrasse du Pandit. Je lui adresse à nouveau un sourire. Cette fois il me fait signe de le suivre. Derriere lui, une lourde porte en bois à deux battants ouvre sur une belle pièce encombrée. L'endroit est sombre, sans fenêtre. Face à la porte d'entrée une autre lourde porte en bois, plus petite, donne sur un jardin embrousaillé semblant à l'abandon. Un robinet et un trou de latrine se dissimulent derrière un rideau déchiré. De l'autre coté du jardin on devine l'escalier extérieur menant à la grande terrasse qui surplombe la chambre.

Un jardin, une terrasse, une grande chambre et un point d'eau, l'endroit idéal pour échapper à la tumultueuse cité sacrée et étudier le chant en toute quiétude. Besoin d'isolement.

Le Pandit prend enfin la parole, je le pensais muet, il s'exprime en hindi

kamara 200 rupaye maheene ka hai

200 roupies pour un mois , j'accepte aussitôt. Il convient de retirer ses affaires pour me laisser la pièce vide et va s'installer dans une petite chambre voisine. Son neveu, un jeune brahmane l'aide à balayer les lieux, je peux poser mon sac et partir au bazar m'acheter un matelas et me poser.

Le Pandit m'exprime par son visage une pudique satisfaction et retourne s'assoir sur son lit en corde.

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Voilà un moment que je suis résident du village de Nagwa chez ce vénérable Pandit. Avant l'aube il part faire ses ablutions au bord du Gange, passe au temple pour réciter les mantras puis revient à sa chambre sort son lit devant sa chambre et observe, assis en tailleur, l'éveil de la ruelle.

En début de journées se mêlent les femmes qui vont au puit communal, et les hommes qui s'y lavent, les vaches qui sortent de leurs établis après la traite pour aller glaner leur pitance dans les tas d'ordures que les balayeurs accumulent au coin des rues. Avec la permission de mon propriétaire j'ai commencé à creusé un trou dans le jardin pour y créer un foyer, mon propre dhooni. (feu, foyer)

Ce matin, avant le lever du jour, j'entends frapper à la porte, un homme avec un seau me fait signe qu'il vient utiliser le point d'eau du jardin. Il traverse donc ma chambre puis va se laver au robinet du jardin. Après moultes ablutions très sonores, il repart par ma chambre avec un naturel déconcertant.

Je comprends donc qu'il va falloir partager mon lieu de vie à certains moments de la journée, impossible donc d'envisager de fermer la porte avec le verrou.

Je m'y suis habitué, ma journée est ponctuée de visites. Le Pandit passe sa tête de temps en temps pour me demander si tout va bien, puis repart avec un hochement de tête bienveillant. Son neveu vient me voir deux fois par jour curieux et flatté de me fréquenter. Je tente de perfectionner mon hindi dans nos conversations. Les voisins m'observent, perchés sur les terrasses qui surplombent le jardin, les femmes et les enfants semblent glousser dans des moqueries à mon sujet. J'apprends à poursuivre l'élaboration de mon dhooni , malgré les regards posés sur moi. Pandit-ji et son neveu semblent apprécier la démarche, m'encouragent, c'est l'essentiel. J'en profite pour désherber le jardin, disposer quelques pierres, le rendre accueillant.

Chaque jour je prends mon vélo pour me rendre au cours de chant. Le village de Nagwa est séparé de Bénares par un immense champs d'oeillets d'Inde jaunes et orangés, une merveille. Les fleurs recueillies quotidiennement sont aussitôt dressées en colliers et en gerbes resplendissantes destinées aux temples. C'est aussi le lieu où vient déféquer derrière les massifs d'oeillets, une bonne partie de la population du village avant le lever du jour. Ce qui explique l'odeur insoutenable de ce champ de fleurs géantes et magnifiques. Paradoxe de Mother India.

Le chemin chaotique, mène à Assi gath, le gath le plus au sud de la ville sacrée. C'est là que séjournent Alex et sa soeur Diana au palais de Ganga Mahal avec vue imprenable sur le Gange. Avant mon cours de chant-harmonium j'aime m'assoir un moment sur les marches et savourer le meilleur tchaï de Bénares. Le jeune Babou comprends d'un signe ma commande, il descend en courant les marches du gath, sa bouilloire à la main, et puise dans le Ganges l'eau pour le thé. Sur le petit réchaud portable, il fait chauffer l'eau, les épices et le sucre, laisse bouillir à petit feu puis rajoute des louches de lait. C'est après trois ébullitions succesives qu'il vient m'apporter un nectar incomparable.

Là je peux contempler le déroulement de l'instant et chaque instant est une histoire. Un peu plus loin un yogi est en méditation, un groupe de pélerins vient se laver l'esprit, le corps et les vêtements. Les singes rodent sur les toits des temples, ils préparent une attaque en groupe sur l'étal de pommes du marchand d'offrandes.

Sur les rives, d'antiques embarcations sont chargés de lourds sacs toiles de jute par des hommes torse nu et en longui. J'ai l'impression que cette scène doit être strictement la même depuis 300 ans. Tandis qu'au fil de l'eau c'est un ballet permanent coloré de barques de pélerins qui chantent des mantras de gratitudes, invoquent la protection de Shiva et puisent des gourdes d'eau pour les ramener dans leur province respective.

Pour l'heure, le soleil brûle les marches de pierres, je repars rejoindre le domicile de mon maitre de musique à quelques pas d'Assi gath.

Il m'attend comme d'habitude assis en tailleur sur son lit, son épouse nous apporte un thé. Il remet son dentier en place et commençons la leçon. Solfège, ragas, chants religieux rituels, mon professeur un vieux brahmane volubile et espiegle, est habité de grimaces et de contorsions. J'ai du mal à progresser, j'ai du mal à m'exercer de retour dans ma chambre de Nagwa, constamment visitée par les voisins du quartier. Néanmoins, je reste assidu en cours avec mon enseignant de musique, exentrique, exigeant, rigolo et énervé d'avoir un élève étranger qui ne vénère pas suffisamment la musique indienne et son gourou . Mon professeur est également responsable de la musique dans le plus grand temple Shivaïste de Varanasi.

"Dés que tu seras prêt, tu viendras chanter avec moi au temple"

Je n'ai aucune envie pour le moment de l'accompagner au temple, mes piètres progrès ne m'invitent pas à m'exhiber devant des partères de pélerins. Plus tard peut-être ?

En sortant du cours, je retourne sur les gaths chercher un coin d'ombre. Un sâdhou souriant m'invite à lui tenir compagnie. Il me raconte son Bénarès, ses vagabondages, son hommage à la vie. Je lui raconte mes sensations en sa terre sainte. Ca me fait un bien fou d'être assis là devant Ganga, le dos tourné aux ruelles encombrées et bruyantes, un bien fou de célébrer le calme avec un renonçant. Il me convie à participer à la Puja de ce soir auprès de son feu pour chanter les chants rituels, les bajhan.

 

J'ai convié Alex et Diana à se joindre à moi, ils sont ravis de quitter leur chambre du Ganga Mahal pour participer au rituel. A proximité du champ d'oeillets sur les rives du Ganges, le feu nous réunit, quelques personnes de passage s'attardent, quelques uns déposent des présents entre le yogi et le dhooni qui commence à éclairer le périmètre du cercle . Fruits, lait, fleurs, encens sont disposés sur des feuilles de figuier, le soleil disparait, les bougies s'allument ici comme dans toute la ville. Le son des conques et des cloches de tous les temples accompagne le moment. L'ensemble des gaths de Varanasi devient alors incandescent et s'habille d'une dévotion ritualisée et théatrale.

Mais ce soir notre temple c'est le Dhooni au bord du Gange, sous la voute étoilée, c'est les gestes du yogi qui remercie Shiva, Ganga et les beauté du monde au travers de ce qui présentement nous réunit: l'énergie du feu qui oblige à une certaine élévation. Les chants et gestes rituels accomplis, nous partageons le tchaï et le shilom. Alex et Diana retournent au palais de Ganga Mahal, je retourne dans ma chambre de Nagwa.

J'ai envie de poursuivre l'élaboration de mon propre dhooni mais nous partons dans une semaine pour la grande célébration de la Kumba Mela, il me reste peu de temps pour avancer comme je le souhaite.

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Ce matin en ouvrant ma porte donnant sur le jardin intérieur, mon oeil est attiré au sol par des couleurs criardes. Dans le coin au fond, un tas de détritus ont été déversés. J'en déduis rapidement que les voisins ont sciemment jeté leur poubelle à partir des terrasses qui surplombent ce carré de verdure.

J'entends des rires étouffés, je suis blessé par leur geste et m'attelle à l'amélioration de mon foyer.

 Pandit Ji est surpris par la présence des détritus et je sens dans son regard qu'il entend bien régler le problème.

 Mon lieu de solitaire est peuplé de passages, les curieux, les élèves de Pandit Ji, les matajis de retour du puits, les singes de plus en plus nombreux, les rats qui sortent aux heures nocturnes.

 Demain j'inaugure mon feu, j'invite le sadhou rencontré récemment, Alex et Diana, le Pandit ji et son neveu.

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 Diana vient cet après midi, après mon cours, m'aider à préparer la soirée du dhooni, le feu est en route, nous nous sommes réfugiés à l'ombre dans la chambre.

 Soudain nous entendons un bruit de cailloux lançés contre la porte qui donne sur la rue, j'ouvre rapidement le battant et vois s'enfuir une bande de gamins rigolards.

 Quelques minutes plus tard, la même scène se produit, les mêmes gamins partent en courant. Je me cache dans la rue derrière un pan de mur. Ils arrivent s'approchent, armés de cailloux, ils ne sont pas guerriers, ils sont juste là pour provoquer le videshee (l'étranger).

 Au premier téméraire qui fait le pas vers la porte, je surgis et en chope un par le col. Cri de terreur dans la bande qui se disperse comme une armée de moineaux après un coup de feu. J'amène l'enfant à l'intérieur et tout en le tenant, je lui explique qu'en s'attaquant à moi, il s'attaque également à la demeure du Pandit .

 " Tu es en train d'embrouiller ton karma, maintenant je t'ai attrapé et tu es enfermé avec nous."

 Je le sens comme un petit animal sauvage en captivité, je ne prolonge pas le supplice et lui rend sa liberté, il repart sans courir, comme si ma leçon de morale simpliste avait porté ses fruits.

 Et puis dans l'heure qui suit, nous entendons à nouveau tambouriner à la porte....

 Quand j'ouvre, je vois une vingtaine de personnes adultes prets à en découdre.

 Que se passe t'il ?

 Tu as frappé mon petit frère !! me dit un jeune adulte en débardeur .

 Rentrez, on va s'expliquer ! J'ai l'impression que tout le quartier s'est rassemblé dans ma chambre. Je demande au garçon de s'approcher et je saisi une image de Shiva accroché au mur.

 Maintenant, sous le regard de Shiva , dis à tout le monde: si je t'ai frappé, si je t'ai fais mal ?

 Non, tu ne m'as pas frappé .... mais j'ai eu très peur !

 L'assemblée repart, rassurée et même souriante.

 Le soir autour de ma première soirée près de mon feu, quelques voisins se joignent à nous et m'apportent des fruits. J'en reconnais certains venus me demander des comptes cet après midi. Je sais maintenant que cette première embrouille aura permis mon intégration dans la vie du village.

 Je vais pourtant devoir m'absenter puisque nous partons dans 2 jours pour Allahabad assister à la Kumba Mela. Je paye le mois d'avance à Pandit Ji pour qu'il me garde la chambre et mes affaires. Alex et Diana viennent déposer également leurs affaires encombrantes car nous partons en vélo.

 

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Chapitre 12

Février 1989

Nous ne sommes pas pressés, il nous faut juste arriver avant le jour sacré, un jour de nouvelle lune quand Jupiter sera dans la constellation du Taureau et la lune et le soleil dans celle du Capricorne. Il nous reste 9 jours pour parcourir avec nos bicyclettes antiques les 120 km qui nous séparent du site de la Kumba Mela.

La circulation est très dense, nous mettons des heures avant d'avoir la sensation de quitter l'aglomération, les multiples villages de bord de route se succèdent avec la même foule, la même frénésie qu'au centre de Bénarès. Nous slalomons entre les camions, rikshaw, vaches, mobylettes. Impression d'être au coeur d'un grand exode. Et c'est un grand exode puisque 15 millions de personnes sont attendues durant les 3 semaines de ce festival .

Sur le bord des routes, des centaines de pélerins se dirigent vers le même objectif. Les femmes et les hommes portent de lourds baluchons colorés sur leur tête, ils dormiront le soir dans de grands darhamsalas, sorte de dortoir destinés aux pélerins de passage. Dans les montées nous nous accrochons aux camions poussifs pour éviter l'effort, dans les descentes et sur le plat la conduite se fait à l'oreille, chaque coup de klaxon nous indique le type de véhicule qui nous hurle de le laisser passer, par la gauche, par la droite, peu importe. J'adore!

Enfin nous longeons des grands champs de blé et de canne à sucre, la circulation est légèrement moins dense, le soir approche, nous nous arretons devant un tchaï shop.

C'est la fin de journée aussi pour les travailleurs, ils viennent se poser là avant de regagner leur foyer. La conversation, forcément, s'engage. La plupart n'ont jamais vu d'étrangers d'aussi près, qui circulent à vélo.

Vous allez où ?

On va à la Kumba Mela !

Hari Om, soyez béni, c'est la Maha (grande) Kumba Mela, on vous offre le tchaï !

Ils interpellent un sadhou qui passe à proximité

Namaste Mor Babaji ! Mor signifie le paon nous explique le patron, ce sadhou a installé son ashram entre les champs de canne à sucre, il y cultive des herbes médicinales. Il est accompagné par son paon domestiqué qui ne le quitte pas.

Le renonçant inspire le respect, habillé en safran, il s'incline légèrement et nous montre le chemin pour nous rendre dans son monde.

Cette invitation inatendue nous touche, après avoir bu le thé nous poussons nos vélos à travers champs, dans la direction indiquée.

Les cannes végétales sont hautes, labyrintiques et puis soudain apparait un périmètre dégagé. Quelques bananiers, papayers, manguiers apportent l'ombre sur de très nombreux carrés d'herbes aromatiques et médicinales. Au bout du jardin une petite maison cubique avec terrasse se fond dans le feuillage d'un figuier.

Mor Babaji est assis sur les marches, souriant et bienveillant. A ses cotés, son paon est sagement posé. Le renonçant lui caresse le cou, comme pour le rassurer face à ses étrangers qui débarquent dans leur jardin.

Nous participons au rituel du soir et partageons un diner divinement parfumé des légumes et herbes de ce petit paradis.

Le paon regagne la branche du figuier. Babaji étend sa natte pour dormir, je ne me souviens pas avoir entendu le son de sa voix. Nous nous installons sur la terrasse, sous les étoiles.

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Deuxième jour de route, la circulation se fait plus dense. Des camions et des bus bondés de passagers et de colis, des taxis, rickshaws, vélo, vaches et piétons, tous semblent connaitre la même détermination pour rejoindre la confluence des trois rivières, Ganga, Yamuna et Sarasvati. Nous pédalons nous aussi avec une certaine euphorie, comme emporté par tous ces pélerins qui se penchent aux fenêtres de leur véhicule pour nous crier Kumba Mela en guise d'encouragement. Nous restons ce soir sous un auvent qui abrite les pélerins. Parmi eux, 2 sadhous psalmaudient des mantras en égrenant leur mala (chapelet). Au bord de la route d'Allahabad, dans la poussière et le bruit de la circulation, nous restons près d'un brasero au dessus duquel se joignent nos mains et celles de quelques pélerins venus se réchauffer. J'ai ce sentiment d'unité avec ces gens, je suis bien, je suis visiteur, ils sont dévots, pourtant nous poursuivons la même route vers le sacré, en itinérance.

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Au troisième jour, nous roulons au ralenti, les véhicules avancent pas à pas, la voie de chemin de fer qui suit les courbes de la route transporte des wagons blindés de pélerins jusque sur les toits, les piétons marchent en masse compacte sur les bas cotés, comme si des villages entiers se déplaçaient en masse vers le même campement. Tout cela dans des nuages de poussière et des hurlement de klaxons. Je n'ose imaginer comment le Lieu pourra accueillir tant de monde au même moment.

Petite pause dans une gargotte pour boire le tchai, le patron nous indique une route secondaire beaucoup plus étroite à quelques kilomètres. Nous voilà reparti avec l'espoir de circuler plus facilement. En effet, hormis quelques vaches, 2 roues, tracteurs et rickshaws, nous reprenons de la vitesse et retrouvons l'ambiance des villages de l'Inde tranquille. Au bord de la route, un couple de jeunes nous intercepte.

Where are you going ?

Kumba Mela !

Il y a encore 3 heures de route en vélo, venez manger et dormir chez nous.

Souriants et habillés à l'occidental, ils donnent l'impression de sortir d'une université de Bombay.

Nous sommes poussiéreux, fatigués, hésitant à poursuivre notre route ou bien à saisir l'opportunité de cette invitation surprise. La nuit tombe vite en Inde, nous faisons le choix d'accepter leur proposition. Ils sont ravis et nous entrainent vers une grande demeure coloniale dissimulée dans un parc arboré. Au bord de cette route secondaire, voisinée par les masures et les champs, la grande maison présente un aspect irréel et décalé. Nous sommes présenté aux parents dans le grand salon aux boiseries richement décorées. Installés dans de confortables fauteuils, nous devisons autour d'un Darjeeling tea dans des tasses en porcelaine.

Ainsi vous vous rendez à la Kumba Mela ? C'est une fête exceptionnelle dont vous vous souviendrez toute votre vie.

Nous confie le père, habillé d'une kurta blanche immaculée dans un anglais impeccable. Autour de son cou je reconnais le cordon des brahmanes, de ceux qui connaissent les textes et officient dans les temples. La mère, en sari soyeux observe la scène en retrait derrière son époux.

Enfants et parents nous posent quelques questions, je les sens heureux de s'exprimer dans un anglais parfait alors même que le notre reste aléatoire.

Savez vous que la Kumba Mela accueille plus de 15 millions de pélerins durant 49 jours? Il s'agit du plus grand pélerinage du monde.Une ville gigantesque et éphémère est érigée pour l’occasion.

Au cours d'une bataille de 12 jours et 12 nuits que se livrèrent les dieux et les démons pour récupérer la cruche contenant l'elixir d'immortalité, 4 gouttes du précieux élixir sont tombées de la jarre pour donner naissance aux 4 lieux sacrés de l'hindouisme. Allahabad en est le plus sacré ... en s'immergeant dans ces eaux aux dates les plus propîces, définies par des calculs astrologiques, les pélerins se libèrent du cycle terrestre vivcieux de la vie et la mort ...mais c'est aussi l'occasion de rencontrer des ermites, des guides spirituels et des moines errants...Ce qu'on appelle le "darshan" en Inde c'est à dire un contact direct entre un sage et les pélerins ou bien entre les gurus et les disciples.



On nous présente notre chambre qui s'avère être une grande galerie bordée de fenêtre donnant sur le parc . Une rangée d'une vingtaine de lits bord à bord constitue une sorte de dortoir probablement à l'usage des grandes réceptions de famille. Après quelques semaines à Bénares et quelques jours sur les routes, le décor semble anachronique, je me semble moins à l'aise que dans nos circonstances habituelles.



Le soir nous sommes placé autour d'une table ronde pourvue d'une riche vaisselle. Le père, la mère et les deux jeunes gens se tiennent debout derrière nous. Une servante vient nous servir à l'assiette tandis que la famille nous regarde manger. Les brahmanes ne partage pas toujours les repas avec les hors caste (que nous sommes). Il me tarde que le repas se termine. En attendant le père nous raconte les lettres de noblesse de la famille. Son propre père était le proche conseiller du Pandit Nerhu qui fut premier ministre de l'Inde durant 17 ans. Je comprends mieux alors le protocole quasi britanique de leur accueil.

Nous regagnons la chambre, ma nuit est agitée, il me tarde d'être à demain...

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Ce matin la famille nous a raccompagné au bord de la route. Au portail, le fils nous donne les dernières recommandations.

Faites attention, la Kumba Mela c'est aussi le plus grand rassemblement de Sadhous, ce ne sont pas toujours des vrais renonçants, certains sont des mendiants qui peuvent en vouloir à votre argent.

Ce sont justement les yogis que je souhaite approcher par le coeur, ceux que je croise régulièrement sans oser en devenir un familier.

A l'approche d'Allahabad nous retrouvons la route principale et ses encombrements. Avec nos vélos à la main nous parvenons à nous faufiler au milieu des véhicules et piétons qui avancent au pas. Puis, l'entonnoir se réduit pour traverser un des ponts qui traverse la rivière Yamuna pour rejoindre les rives du Ganges.

Une ville éphémère de dizaines de kilomètres carrés, occupée de tentes et de chapiteaux occupe tout le paysage. Des centaines de hauts parleurs hurlent des mantras et des bhâdjan (chants sacrés).Des flots de pélerins circulent dans les travées. Nous pénétrons dans le camp dans le mouvement des piétons, des carioles, portés par le flux . Un voile de fumées des nombreux dhoonis, donne une impression de tableau impressionniste d'une scène de moyen age. Devant les tentes les yogis, le corps recouvert de cendres recoivent des pélerins, partagent le tchaï et le shilom, d'autres sont en pleine méditation assis dans le vacarme ambiant. Des pélerins aveugles, cul de jatte, vieillards se fondent aux familles ou villages entiers qui ont traversés le pays pour ce festival qui n'a lieu ici qu'une fois tous les 12 ans.

Nous sommes rapidement guidés dans cette marée humaine vers un chapiteau succeptible de pouvoir nous accueillir. En effet à l'approche de cette grande tente nous apercevons quelques occidentaux voyageurs. Je vais voir le sâdhou baba qui semble recevoir les étrangers. Il s'exprime correctement en anglais et nous invite à rentrer dans l'immense tente. Au sol, un épais tapis de paille offre une couche confortable. Nous sommes en fait dans un dharamsala qui offre le gite aux pélerins étrangers. Ici, pas de tarif, on peut faire un don au moment du départ. Les occidentaux présents semblent accoutumés à la vie de pélerins. Pour la plupart, ils portent les dread locks, certains préparent le shilom, d'autres lisent ou jouent d'un instrument. Nos vélos sont attachés, nos petits sacs déposés dans la tente, je vais prendre un bain de foule.



Chaque pas m'impressionne. Je ne vois que des tableaux vivants de couleurs, de visages, de sons et d'odeurs, je suis hypnotisé, minuscule parmi une foule qui est vraisemblablement dans une ferveur interieure et extérieure transportante. Les yogis babas sont assis au bord du feu et devant leur ashram éphémère. Les ascètes font la démonstration de leur performance.

Les pélerins sont abasourdis, ils mesurent la chance d'être en présence des magiciens de Dieu. Ils mesurent également chaque bénédiction délivré par les sadhous et les sacrifices qu'il a fallu faire pour participer à la maha (grande) Kumba Mela.

Le pélerin, qu'il soit riche, puissant ou miséreux laisse un don (fleurs, fruits, lait, monnaies, un chant, une histoire ...) C'est ainsi que certains Gurus se retrouve à la tête de véritables empires spirituels dont les dons nourrissent et hébergent les plus nécessiteux. Ici, il n'y pas de restaurant, chacun est nourrit gratuitement par les ashrams. Ces millions de personnes sont nourris qutotidiennement et gratuitement sur ce festival.

Ce naga Baba est allongé nu sur un lit de ronces, son corps couvert de cendres recueillies dans les dhooni les plus sacrés. Sa main gauche tient un baton en forme de cobra (naga) sa droite actionne un tambourin. Ces Baba ne vivent que des dons, leur détachement à tout bien matériel s'ajoute à la discipline physique qu'ils s'imposent. À ses cotés un tissus recueille des fleurs, des fruits, des pièces et des billets, les prassads.

Je prends mes points de repaire dans les travées adjacentes.



Les lampadaires s'allument dans les travées, le volume des hauts parleurs a augmenté pour diffuser la Ganga Aarti dont le chant ouvre les cérémonies des pujas, les rituels du coucher du soleil. Le dhooni est allumé devant notre tente. Notre hôte est assis sur sa couverture et dispose les bûches sur la braise, quelques pélerins et occidentaux accompagnent les gestes en entonnant les mantras. Je remarque un grand italien baba, il porte une couronne de dread locks maintenu par un collier de graines sacrées (rudraksha). Torse nu, habillé d'un longui rouge et d'une couverture, il ne quitte pas son trident qui lui impose une allure guerrière. Il s'exprime à voix haute dans un hindi fluide et convaincant. Ce baba m'intimide, à ses cotés, je me sens comme un touriste, malgré les nombreux mois de nos vagabondages. Est ce un sâdhou d'opérette, ou bien un vrai renonçant doté de pouvoirs occultes?

D'autres occidentaux, plus sobres dans leurs postures, encerclent le foyer. Les offrandes, les mantras, les bajhans se succèdent et parmi les 15 millions de personnes qui nous voisinent, je nous sens abrité dans un cocon rassurant. La chaleur des flammes, le rythme hypnotique de quelques percussions, nos yeux se ferment et nous voilà au coeur du monde...

Soudain, un cri s'élève, l'italien Lal Baba tend un immense shilom vers les étoiles.

Jai Shiva Shambo !!!

Son voisin, un pélerin de passage, tire une braise du feu et la présente dans le foyer du shilom qui devient incandescent au moment où Lal Baba inspire profondément puis relache une épaisse fumée dont les volutes dessinent des mondes imaginaires. L'immense Shilom tourne autour de l'assemblée. On ne parle plus, on se concentre sur les sensations puis sur le goût du chaï préparé dans une grande gamelle sur ce feu nourrit d'offrandes.

L'indien assis à mes cotés m'interpelle en hindie. Mon vocabulaire est réduit, j'aimerais, comme cet italien, pouvoir lui répondre spontanément dans sa langue. Je comprends la question, et je ne parviens pas à lui répondre.

Une voix douce et détachée répond à ma place. Cette voix est derriere moi dans l'obscurité, une silhouette éclairée furtivement par la densité des flammes lorsque que je me retourne pour l'identifier. Assis derrière moi, j'identifie un grand personnage blond vétu d'un longui blanc. Ses cheveux détachés tombent en dread locks sur le châle beige qui recouvre ses épaules.

Je m'appelle Sharpart Das et toi ?

Je suis impressionné par ses yeux clairs, son sourire et son humilité. Il est d'origine suisse et vagabonde probablement depuis des années au coeur du pays.

Raconte moi ton histoire Sharpat Das, comment en es tu arrivé à renoncer à tes lourds bagages, à n'avoir plus, comme dirait Rimbaud, que "des semelles de vent" ?

Un sâdhou n'a pas de passé .... ne connait pas l'avenir, même son présent peut révèler l'illusion...

Nous passons ainsi un long moment d'échanges, à décripter ce moment durant lequel, des millions de personnes plus Sharpat Das et moi, sommes réunis sur ce camp, dansons sur la même énergie, palpable, bruyante, odorante, enveloppante.



Alex et Diana discutent de l'autre coté du feu avec un sâdhou baba indien. Sharpat Das se lève, grand échassier souriant, il me salue et part se coucher. Je rejoins mes amis.

Les hauts parleurs poursuivent la diffusion de chants dévotionnels, je fais connaissance avec l'interlocuteur de mes compagnons.

Jaï Ram

Un regard doux se pose sur moi, le baba m'invite d'un signe à m'asseoir à ses cotés.

Namasté Babaji ...

Namaste no ! .....Jaï Sita Ram ! ..... mera nam Shankar Das hai (mon nom est Shankar Das)

Shankar Das nous explique la configuration magique du site. Le jour du grand bain, il faudra s'immerger à la confluence des trois fleuves. Il y a le Ganges, fille de l'himalaya , la Yamuna, fille du soleil et limpide et Sarasvati rivière invisible et mythologique de l'illumination.

Dans 2 jours, le jour de la nouvelle lune, lorsque les planètes seront bien alignées, notre immersion au coeur de la confluence devrait nous laver de tous péchés et apporter à nous et à nos proches, la purification de Bhagwan. (Dieu).

Son anglais étant aussi faible que notre hindie, il s'exprime avec des gestes, des mimes et mimiques qui nous demandent une certaine concentration. Ses dreads locks sont remontés en vrac au dessus de son visage cendré. Alex et Diana sont captivés par sa présence, je reste plus méfiant, avons nous à faire à un baba intéressé, un vrai sâdhou, un faux ?

Je propose que l'on cherche un endroit pour manger .... Shankar Das me fait signe de rester assis.

Je termine mon histoire sur Ganga Ma et on s'occupera de manger après

Mais où trouvera t'on de quoi manger Babaji s'il est trop tard ?

Ne t'inquiete pas batcha (petit) la nourriture "automatically coming", écoute mon histoire !

C'est notre premier soir, la fraicheur et l'humidité enveloppe le camp, Shankar Das achève son histoire et nous invite à le suivre. A quelques centaines de mètres un grand chapiteau de toiles abrite une sorte de podium sur lequel un Baba enturbané porte un regard circulaire sur l'assemblée lui faisant face. Une centaine de pélerins et de sadhous assis en tailleur au sol chantent les mantras dédiés à Ram. Des énormes gamelles chaudes sont entreposées au pied de l'estrade. Sur les recommandations de Shankar Das, nous nous sommes munis de notre komandal, récipient en inox avec couvercle dont on ne se sépare pas.

Les rituels d'offrandes et de chants sont enfin terminés, des disciples viennent servir chaque travée de l'assemblée. De grandes louches de lentilles et de riz sont déversées dans chaque gamelle. Shankar Das nous explique que le Baba qui nous reçoit est "le frère" de son Guru, qu'il a beaucoup de pouvoirs, c'est la raison pour laquelle il reçoit beaucoup de dons de dévots qui lui permettent de servir quotidiennement des centaines de repas à ceux qui passent dans son ashram. Cet ashram éphémère de toile safran n'en est pas moins décoré de dizaine de colliers de fleurs fraiches. Le guru baba est plutôt replu, il reste en posture de maitre des lieux, tandis que chacun mange dans une économie de parole. Dans l'assemblée je distingue une majorité de sâdhous mais également quelques pélerins en costume de ville de type fonctionnaire, des militaires, des pélerins paysans en habits locaux très colorés, mendiants célestes, nous sommes là ce soir les seuls occidentaux. Chacun mange à une vitesse fulgurante, se lève et va rincer sa propre gamelle au robinet voisin. Les serviteurs disciples repassent auprès de ceux qui restent pour rajouter quelques louches. C'est l'abondance .... et c'est offert pour nous comme pour tout le monde .... le pouvoir de la dévotion ....

Shankar Das nous propose pour le lendemain de prendre le darshan des plus grands yogis présents dans le périmètre.

Babaji, c'est quoi le Darshan ?

Il nous explique que la racine sanskrite signifie voir, mais voir autrement, avoir vu et s'estimer béni d'avoir été là. On prend le darshan d'un saint, d'un sage, d'une idole, d'un objet sacré, d'une montagne, d'un arbre ......

Il s'approche du dhooni, en retire une poignée de cendre, la diffuse autour de sa chevelure puis nous marque le front de sa bénédiction.

Ram Ram

Il fait froid dans ce matin de février, je me lève de ma litière de paille, enveloppé dans ma couverture je vais m'assoir près du foyer. Sharpat Das, le Baba suisse, déjà présent ranime les braises de la nuit, les haut parleur ont commencé à déverser les musiques rituelles et le ciel progressivement s'éclaircit dans des teintes mauves et grises. Les fumées des centaines de petits feux qui s'animent forment une sorte de voile épais et odorant sur le campement géant.

Le sâdhou suisse revient de son bain du matin, souriant, il grelotte et psalmaudie des mantras à voix basse. Les flammes me rassurent, le tchaï se prépare et quelques babas viennent se joindre à nous.

Dis moi Sharpat Das, qu'est ce qui distingue un vrai sâdhou d'un faux sâdhou ? Un renonçant d'un mendiant ?

Je pense à nos rencontres d'hier soir avec Shankar Das, avec Lal Baba ce sadhou italien démonstratif et impressionnant, je pense à mon interlocuteur Sharpat Das qui a certainement jeté son passeport au feu et qui se baigne dans les eaux glacées avant le lever du jour.

Il n'y a que ton ressenti qui peut en juger, le renonçant est autant ce baba illétré vivant dans l'errance et la mendicité que le guide d'un grand ashram, ou bien encore ce sage qui vit dans une grotte de l'himalaya. De chacun tu peux apprendre, certains recoivent des dons importants, d'autres mendient. Le sâdhou et le samnyasin rentrent dans une famille, oublient leur précédente famille, changent de nom et suivent le précepte de leur Guru qui leur suggère un type de discipline de vie.

C'est ce qu'on appelle des "tapasya". Tel sâdhou devra durant 20 ans ne pas prononcer une parole ou ne pas s'allonger, tel autre ne se coupera pas les cheveux ou les ongles, d'autres doivent méditer tous les jours au zenit du soleil entre 4 feux rituels, et puis il y a les nagas baba, ce sont les plus respectés, ils vivent nus dans des lieux sacrés. Souvent c'est la sévérité des tapasya qui va déterminer la réputation de l'accomplissement spirituel du sâdhou. Il existe différentes familles de sâdhou, des "akhara" qui sont des lieux d'enseignement, de refuge et d'accueil . L'akhara à laquelle le sâdhou appartient est une sorte de "passeport" qui lui permet de trouver des frères, des lieux de séjour, des temples, dans tous les lieux sacrés de l'Inde. On reconnait chaque frère d'akhara grace à quelques signes distinctifs (couleurs des tissus, collier de graines, forme de turban, boucle d'oreille ,langage ou gestuelle particulière...) Moi je fais parti d'une famille qui vénère Ram, nous sommes habillés en blanc, nous portons cette perle de bois autour du cou qui provient du Tulsi, petit arbuste sacré associé à Vishnou. Notre akhara se trouve au pied de l'himalaya à Richikech.

Ainsi donc je commence à comprendre un peu mieux les différences de rituels, mantras, couleurs d'habits des familles de Sâdhous. Sharpat Das appartient, comme Shankar Das, à celle des Vishnouistes.

Je retrouve Shankar Das un peu plus loin déjà assis par terre en compagnie d'Alex et de Diana lorsque les brumes humides de la nuit s'effacent derriere un pâle soleil. A nouveau, dans un anglais approximatif, il nous narre de belles histoires de joueur de flute inspiré par les dieux, de grands avatars qui bouleversèrent le sens du monde, de guerres fraticides et d'amour entre les divinités....

Je trouve ces récits charmants et désuets et je lui en fait part. Il nous explique l'enjeu universel et cosmologique évoqué grace à des histoires colorées, simplifiées et accessibles à tous. La mythologie illustre la mécanique et l'équilibre du monde. Il nous cite l'exemple de Shiva, le principe du temps et de la mesure du temps qui a le pouvoir de détruire, de Vishnou qui détiendra le pouvoir d'attraction et Brahma celui de la connaissance. Shankar Das nous propose une puja, rituel de purification auprès du feu le plus proche avant de rendre visite , le darshan, auprès de ses frères sâdhous.

Chants, mantras, offrandes à Agni, dieu du feu, quelques pélerins indiens se joignent à nous, touchent les pieds de Shankar Das l'appelle Maharaj et le vouvoie . Je m'obstine à le nommer Babaji et à le tutoyer. Il devient serviteur du feu qui nous réunit. Reste la bénédiction de l'officiant, Shankar Das dépose la trace de son pouce cendré sur nos fronts respectifs. Ce Baba petit et mince au regard bienveillant, aux gestes doux, est soudain puissant et déterminé.

Jaï Shiva Shambu ! Le voisin de Shankar Das, un pélerin indien en costume de ville lui tend un shilom. Il le porte à son front et cri le mantra adapté. Il est temps pour son voisin de droite d'approcher la braise extraite du dhooni.

Le silence se fait pendant que le shilom tourne, les langues se délient quand arrive le tchaï. Quelques gouttes en offrande au feu et sur le morceau de bois de tulsi qu'il porte également autour du cou.

Shankar Das retrouve son aspect apaisé, ses gestes fins et gracieux, son regard bienveillant et se tourne vers Diana

Tu es comme le Gange, romantique et impétueuse, voyageuse de l'esprit, débordante..... mera Ganga Das (ma servante du Gange) Diana baisse la tête en signe de remerciement. Il se tourne vers Alex

Je pensais t'appeler Alec, autre nom de Shiva, mais je préfère te nommer Kanhaiya Das, qui représente Krishna enfant joueur de flute, espiegle, gourmand et inspiré...Alex un peu désarconné se courbe un peu, est partagé par plusieurs sentiments. Je pense que ce nouveau nom "Kanhaïya" sonne un peu réducteur même s'il sagit des attributs d'un Dieu....te voilà donc Kanhaïya Das le joueur de flute, serviteur de Krishna ?

Shankar Das se tourne vers moi, je crains le pire .... je prends mon air le plus déterminé et fixe son regard. Le sien devient intrusif, pénétrant...

Je me lançe:

Babaji, je n'ai pas encore jeté mon passeport et mon passé, je n'ai pas renonçé à ma famille ni aux biens matériels et je ne t'ai pas choisi comme gourou. Or c'est le gourou qui donne un nom à son disciple. Je ne suis pas ton disciple. Je sais que les sâdhous sont respectés et vénérés comme des "Rajas" mais je veux rester l'ami des sâdhous et non un serviteur docile .

Shankar Das m'observe avec le sourire, prend son temps puis me répond.

Tu ne choisis pas plus ton guru qu'il ne te choisi lui même. Toute rencontre modifie nos vies, nous sommes au croisement de 3 rivières, nous sommes ces rivières de provenance différentes qui s'écoulent dans le même vallon. Nous sommes une confluence, un point de rencontre. Je n'ai pas encore trouvé de nom pour toi, on verra plus tard ....automatically coming..

Je suis assommé ... frustré d'être le vilain petit canard sans nom, fier d'avoir tenu tête à celui qui veut me prendre la main et curieux des rencontres à venir. Alex et Diana me lance un regard de reproche, je sens que je ravive un doute en germe dans leur esprit. Nous quittons le dhooni, en route Shankar Das nous enseigne quelques usages du code des bonnes manières chez les ascètes. Nous nous sommes pourvus d'offrandes, de fruits, de lait et des bâtons d'encens.

En visite, on apporte le prassad, c'est l'offrande que l'on fait au divin. Par extension le guru Baba partage le prassad avec les invités autour du dhooni. Pour donner, on n'offre pas en présentant, on dépose. Il faut éviter de s'asseoir sur la couverture d'un autre, notre couverture est notre maison, notre temple. Ne rien jeter dans le dhooni, c'est la demeure d'Agni le Dieu messager. Il est bon de toucher le pied du Baba qui te reçois en signe de respect ....

Il nous délivre quelques formules de respect en hindie et en "langage" particulier de cette famille de sâdhous.

Jaï Sita Ram !

Nous sommes vite interpellé pour partager le prassad par 4 ascètes hirsutes et rigolards qui nous présentent le guru Baba, un vieil homme paisible assis, bien droit au bord du dhooni. Ses dreads locks relachées sont sagement ordonnées et enveloppe son corps. Avec la paume de sa main droite il nous fait signe de bienvenue, nous déposons notre prassad auprès des trois sadhous présents qui blagues en nous posant les questions habituelles. Le Guru Baba remet de l'ordre parmi les braises. à l'aide de ses pinces à feu dans une grande économie de geste. Ses trois compagnons ou disciples disposent le prassad sur plateau ils épluchent et coupent quelques fruits en morceaux, préparent les récipients et ingrédients pour le tchaï à venir. Le grand plateau est présenté au Baba. Il prélève un peu de chaque ingrédient, prononce un mantra et l'offre au feu en prononçant le mot Swaha. Le Dieu Agni est soudainement nourris de sucre, de fruits, d'épices et de lait, les braises s'agitent puis s'enflamment. Baba allume une poignée d'encens se saisie de sa conque et en sort par son souffle une sorte de barrissement semblant provenir du fond de la jungle. Le Baba distribue à chacun une part des présents puis s'affaire à préparer le tchaï.

L'ambiance est joyeuse détendue. Shankar Das est respectueux et humble face au vieux Baba. Il nous raconte ce que furent ses austérités, nous raconte les épisodes du Ramayana complétés par les interprétations mimées des autres frères sâdhous. Le shilom appelle un bon tchaï crémeux et parfumé qui appelle un autre shilom qui appelle à son tour une tournée de tchaï...

Quelques shiloms plus tard, le soleil n'est pas encore à son zenith, Shankar Das nous donne le signal de départ et nous retrouvons les travées encombrés de pélerins chargés déhambulant dans cet immense campement.

Il nous entraine un peu plus loin vers une autre tente où nous recevons de la même façon, la bénédiction, le tchaï et le shilom. Décidement ses frères sont très hospitaliers souvent humbles et souriants. Certains ressemblent à des mendiants, d'autres à des rois. Certains roulent en scooter et portent une fausse Rolleix pour montrer à quel point ils sont vénérés, d'autres affichent le plus strict renoncement, et ce petit monde de sâdhou se retrouve protégé, rieur au beau milieu d'une marée humaine.

C'est bientôt le coucher du soleil quand nous quittons la troisième tente. Impression d'avoir mangé, fumé et bu du tchaï toute la journée. J'ai besoin de marcher, de cesser de me concentrer pour traduire l'anglo-hindi qui a rythmé nos visites. L'obscurité au bord de Ganga voile les milliers de silhouettes qui se baignent. Je m'assoie un moment sur la rive, les hauts parleurs hurlent les chants dévotionnels, les fumées des dhooni et des encens s'entremelent et cloches et clochettes s'agitent jusqu'à l'horizon, et surement au delà.

Je m'enroule dans mon châle , la fraicheur et l'humidité deviennent palpable. Je me sens anonyme dans ce grouillement de vie, je me sens bien, comme intégré dans le moment présent. Une silhouette vient s'assoir à mes cotés et troubler ma serénité. Un jeune sâdhou à la peau mate, vêtu et enturbané de noir me salue respectueusement. Il porte une boucle d'oreille en bois en forme de lune. Il me raconte sa nouvelle vie, il a quitté sa famille à l'age de 15 ans pour rejoindre un groupe de sâdhous itinerants. Il semble avoir déjà mille vies et s'être amélioré au cours de chacune. Il ne sourit pas, une sorte de maturité profonde semble l'habiter.

Notre confrérie de Babas provient du Shivaïsme ancien, la tradition est uniquement transmise oralement depuis plus de 5000 ans. Nous sommes tous armés d'un poignard et d'une forte discipline de vie. Nos rituels magiques nous délivrent une puissante énergie qui peut être destructrice, c'est pour cette raison que nous sommes habillés de la couleur noire. Nous n'avons pas de règles morales, seule la Conscience guide notre conduite....

Il me convie pour ce soir à une cérémonie rituelle autour du dhooni des "kali Babas" (vêtus de noir)

Ainsi ce soir, je ne partagerai pas les nouvelles histoires de Shankar Das, je rejoins le jeune sâdhou à un endroit convenu. Il m'indique de le suivre à travers le dédale des travées, il marche rapidement sans un mot, la nuit s'est bien installée, les hauts parleurs ont légèrement baissés leur volume. Nous marchons un bon moment avant d'arriver devant un grand chapiteau . Sur l'esplanade qui lui fait face des palissades de toiles ferment le périmètre. Autour d'un très grand et puissant dhooni une cinquantaine de personnes récitent déjà les mantras. Pour la plupart ils sont vétus de noir, portent le poignard et la boucle d'oreille. Je suis sidéré de distinguer dans l'assemblée quelques européens d'une cinquantaine d'année. Des visages sévères, longui, kurta (chemises) et turbans noirs. Ceux qui ne portent pas le turban ont les cheveux rasés. Allures inquiétantes.

Les offrandes faites au feu font dresser les flammes bien au dessus du cercle, je perd de vue le jeune sâdhou et trouve ma place entre deux yogis indiens.

Jaï Shiva Shambu. Kailash ke Raja Dam Lagane aja !!!

C'est le signal ! Une vingtaine de shiloms s' allument simultanément autour du feu. Plus un mot, seules les musiques des sonos voisines rythment le ballet incessant des shiloms. Je reçois un coup de coude dans les cotes lorsque je ne saisis pas assez vite l'objet que l'on me tend. A peine l'ai je passé à mon voisin qu'un autre m'arrive. Après un bon quart d'heure, la cadence se calme, je prends le temps d'observer les quelques européens de noir vétus .

Etrangement ils ont des visages d'hommes d'affaires, d'hommes de pouvoir et d'influence. Mon voisin a perçu ma curiosité et il me souffle que ces "babas" viennent de Lausane uniquement pour les cérémonies de la Kumba Mela. L'atmosphère est occulte, les mots se mumurent et les mantras sacrés se hurlent à chaque nouvel allumage de shilom. Je suis engourdi, qu'y a t'il dans ces shiloms ?Mon corps se fige auprès du feu, je suis témoin de mes gestes automatiques mais mon esprit est ailleurs. Il m'est impossible de mettre en route mon énergie pour me lever et interrompre l'hallucinante danse des shiloms.

Mon corps rejette soudainement un trop plein de fumées, mon esprit rejette un trop plein d'énergies destructrices. Contrairement à ceux qui sont présents ce soir je ne suis pas armé pour faire face à ce que je sens être une dérive sectaire. Je me mets inutilement à imaginer des rituels sataniques qui pourraient s'en suivre... et la seconde tournée de shilom démarre sa course. J'en esquive certains en aspirant une très faible quantité de fumée. ...

Enfin je parviens à me lever, me courbe pour saluer le dhooni et quitte l'assemblée promptement. Il fait froid, je n'ai aucune idée de l'heure, mais il doit être tard car les travées plus ou moins éclairés de rayons blafards sont presque désertes. Après quelques minutes de marche, j'ai la sensation d'être suivi. Effectivement je reconnais 3 des européens en lungi noirs à une centaine de mètres derriere moi. Je prends de la vitesse, ils en prennent également. La peur me saisit, je bifurque dans les petits passages de ce grand labyrinte, je les aperçois furtivement emprunter les mêmes passages. Je parviens en courant à rejoindre mes compagnons qui dorment déjà depuis un moment. Allongé sur le lit de paille, je n'arrive pas à trouver le sommeil, la silhouette des 3 hommes en noir me poursuit jusqu'à l'aube.

Dernier jour avant le grand jour.

Shankar Das vient nous chercher pour poursuivre les darshan des différents ordres monastiques. Nous sommes à chaque fois reçus de manière joyeuse et bienveillante, notre guide ne tarit pas d'éloge au sujet de Ganga et Kanhaïya, mes deux comparses, je reste toujours volontairement un peu de coté, toujours intéressé par ce que je vois et j'entends.

Dans cette tente où nous entrons, les yogis sont tranquilles, nous partageons le prassad. J'écoute les sâdhous évoquer les précedentes Kumba Mela, Shankar Das nous traduit comme il peut, les portées spirituelles et symboliques des conversations.

Parmi les ascètes, il y a Muni Baba, un vieux monsieur échevellé, le visage marqué par des sillons de bienveillance, ses yeux pétillent comme la braise du dhooni. Il a fait le voeux de ne pas parler durant 30 ans. Tel "le fou du roi" il participe à la conversation en gesticulant il se fait bien comprendre. J'aime voir son corps et son visage s'exprimer et l'énergie fluide qu'il diffuse. Muni Baba s'intéresse à nous, avec sa gestuelle désarticulée, il nous questionne, demande à connaitre nos noms. Shankar Das prend la parole et présente Ganga et Kanhaïya. Et lui ? demande Moni Baba en me désignant. Pas encore trouvé le nom ! réplique Shankar Das. La conversation se poursuit avant d'être interrompue par le yogi muet, qui se lève les bras en l'air, me montre du doigt puis s'accroupi au sol pour tracer en hindi avec ce même doigt, un mot dans le sable.

कैलाश दास

Moment d'ettonement, puis grand cri d'approbation, je ne saisi pas immédiatement pour qu'elles raison les regards sont portés sur moi.

Kailash das, Kailash das, Kailash das !!!

Je comprends qu'il s'agit de moi, que Moni Baba, humble et joyeux, privé de parole, m'a désigné du noble nom de Kailash Das.

L'assemblée fête l'évènement impromptu, je suis soulagé que le nom ne m'ait pas été attribué par Shankar Das, car je me doute qu'il est déterminé à faire de nous ses disciples. Il apparait néanmoins heureux et en profite pour parler du Mont Kailash, demeure de Shiva et de Parvati .

A l'évidence, je ne me sens aucunement à la hauteur d'un tel patronime. Shankar Das m'explique que ces noms ne définissent pas la personne, mais plutôt la voie dans laquelle on se dirige. Montagne sacrée, le Kailash est le lieu de pélerinage parmi les plus importants pour les pélerins bouddhistes, hindouistes ou jaïn. A 5000 mètres d'altitude dans les himalayas, le chemin de pélerinage fait le tour de la montagne. Selon les bouddhistes, un tour du Mont efface tous les pêchés, 108 tours apporte le nirvana.

Je mesure le chemin qu'il me reste à accomplir ! Ce nouveau nom m'oblige, m'interroge. M'entraine t'il vers un destin non choisi ? Kailash Das, le disciple du Mont Kailash, par qu'elles étapes ce disciple va devoir passer pour épouser son nom ?



Moni Baba me bénit d'un pouce de cendres sur le front, je sens la vibration de son doigt me traverser le corps. En guise de respect et d'humilité face au destin, je touche les pieds de mon porteur d'un message. Moni Baba.

Evidemment je ne me sens pas devenir renonçant mais j'ai la sensation d'ouvrir une page dans le déroulement de mon parcours. Les sâdhous présents m'interpellent par mon nouveau nom qui soudain justifie mon lungi blanc, ma couverture, mon komandel... et ma présence ici auprès d'un feu sacré à la veille du grand bain purifiant. Demain jour de la nouvelle lune, nous serons des millions à nous immerger, à faire naitre une nouvelle page de notre karma. Pour moi ça devient un double baptême. Shankar Das nous décrit l'organisation du bain. Ceux qui qui iront se baigner en premier ce sont les Nagas Baba ces sadhous qui vivent nus, puis les autres sâdhous seront autorisés à s'immerger. Lorsque les cérémoniels des saints hommes seront achevés, l'ensemble des pélerins pourra se précipiter pour gouter au nectar sacré d'immortalité. Mais je serais là pour vous accompagner ...

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3h du matin, les hauts parleurs s'animent plus tôt que d'habitude, c'est le grand jour dans la nuit, des centaines de silhouettes se rassemblent dans les grandes travées principales vers la confluence, le sangam. Alex et Diana ne sont pas levés, Shankar Das n'est pas là.

J'y vais seul, je me fond dans la file d'attente.

Je suis au milieu des sâdhous et de quelques sanyasins, j'ai froid avec mon tissu et ma couverture, nous avançons à petits pas.

Les Nagas Babas doivent probablement déjà se baigner sous des pluies de pétales de roses. Ils sont les plus vénérés, vêtus uniquement de cendres de feux sacrés, ils ont, en Inde, plus de pouvoir que n'importe quel gouvernants. Généralement ils vivent dans des endroits isolés mais se retrouvent "en Akhara" (tribus, fraternités) lors des grands rassemblements de sâdhous.

Autour de moi les sâdhous et les sanyasins ont le regard déterminé, un grand calme règne dans le flot de tissus blancs, oranges, noirs, dans cette marée de dreads locks et de cranes rasés. Les rangs se resserent, je n'ai pas l'impression d'être un intrus, mon corps se fond avec les centaines d'autres, je ne remarque aucun regard de curiosité, la voie est irrémédiable, absolue, intérieure. Nous marchons longtemps à petits pas.

Mon corps m'échappe, je ne suis plus qu'une mécanique qui laisse mon esprit libre, la marche est lente et continue, les mantras se murmurent, la sono hurle, nous avançons dans l'obscurité brumeuse. Je ne sens plus le sable tellement foulé sous la plante de mes pieds, je ne touche plus le sol. J'avance sans marcher, porté par l'énergie du flot humain, un nouvel affluent qui rejoint les 3 rivières sacrées au moment le plus propice.

Pensées pour mes amis, ma famille puisque ce bain est censé nettoyer les péchés des 88 générations précédentes ! En réalité je ne sais pas exactement pour qu'elles raisons j'avance à l'aube, vers les eaux glacées. Besoin de purification, besoin d'y voir plus clair, plus profond, plus large. ...

Soudain, je retrouve une sensation corporelle, mes pieds sont dans l'eau, j'y suis ... l'immense foule qui me suit ne me laisse d'autres choix que d'avancer, l'eau est gelée, elle pique elle brûle. J'en ai jusqu'à la taille, je tiens mon lungi et ma couverture au dessus de la tête pour aller les déposer dans une barque amarrée. Me voilà presque nu parmi les dévots, novice parmi les initiés, seul parmi 15 millions de personnes présentes et à venir !

Hari Om !!!

Je joins les mains et m'immerge à trois reprises. Souffle coupé quelques secondes, quelques respirations avant d'aller récupérer mes affaires et sortir à grands pas. Sur la rive, je tente de me réchauffer, impression d'être engoncé dans un carquant de glace. Je me récite les mantras entendus de toutes parts, mais rien y fait, je me sens prisonnier d'une brume humide et épaisse, aux premières lueurs de l'aube, un jour de nouvelle lune, à la confluence des Rivières.

Un jeune sâdhou souriant et grelottant m'interpelle.

Jaï Sita Ram !!! mere bhaee tumhaara naam kya hai? (Dis moi mon frère quel est ton nom ?)













Mon nom est Kailash Das (mera naam kailaash daas hai)

Ca m'est venu comme ça, spontanément ...Ram Das me fait l'accolade et nous repartons ensemble, Il vient de se faire couper les cheveux, il rentre joyeusement dans l'ordre Shankarâshârya des sâdhous, le même que Shankar Das.

C'est la dernière fois que je coupe mes cheveux, à partir d'aujourd'hui ma coiffure sera celle de lord Shiva et ma vie celle de Ram ! dit il dans un éclat de rire. Voilà quelqu'un avec qui je poursuivrais bien mon voyage, non pas un maitre mais un frère.

Dans les travées des milliers de pélerins naviguent dans le sens inverse vers la confluence. L'ambiance est beaucoup moins sereine que ce matin tôt, les bousculades sont fréquentes. Des yogis, dans une sorte de danse, éloignent avec des sabres les dévots trop proches d'un convoi d'éléphants. Sur chacun d'eux trônent des yogis nu et cendrés,coiffés de couronnes de fleurs. D'autres sont sur des chars décorés, fleuris et sonorisés tractés par des chevaux, des boeufs et parfois par des dévots. La dévotion est assez carnavalesque et impressionnante.

Mais la masse des pélerins vient des villages de tout le sous continent, et des sadhous retardataires. Villages et familles entières se compactent pour ne pas se perdre dans le flux en marche vers les rivières. Les haut parleurs diffusent des messages à l'intention des personnes qui s'égarent . Une énergie puissante vibre dans l'immense campement, une étincelle pourrait déclencher des foudres. Chaque pélerin est hypnotisé par la dévotion de l'ensemble et mesure l'importance de ce bain rituel. Shiva règne dans les rangs, la vague les emporte comme elle m'a emporté ce matin à l'aube.

Mon nouvel ami Ram-das m'accompagne jusqu'au dhooni de ma tente, nous partageons le tchaï avec Shankar-das et mes compagnons qui attendent que le soleil soit plus haut avant de songer à l'ashnan (bain) sacré.

Ils sont surpris d'apprendre que j'en reviens.

Une fois de plus je suis content de m'être dissocié de la spirale aspirante mais aussi inspirante de Shankar Das et je décline son invitation à y retourner en sa présence.

Je sens la déception sur le visage d'Alex et de Diana qui envisageaient ce moment important dans un élan commun.

Pense à la chance que nous avons de réaliser ce bain en compagnie d'un sâdhou, ne nous a t'il pas permis depuis quelques jours de vivre des rencontres incroyables ? Me dit Alex.

Je ne peux qu'acquiescer, chaque heure passée avec Shankar Das lève des voiles philosophiques et spirituels et provoque des rencontres inoubliables... Alors oui, je viens avec vous et je gouterais pour la seconde fois aux eaux glacées des 3 rivières sacrées. Serais je doublement béni ?

Nous rejoignons le cortège.

Deux lignes se croisent dans les grandes travées, ceux qui y vont et ceux qui en reviennent.

Nous tentons et parvenons à nous frayer un chemin grace au guidage de Shankar-das . Sa corpulence fine presque fragile, son corps et son visage enduit de cendres, ses dreads locks dressées en couronne désordonnée lui donne une allure de petit oiseau au pouvoir de guerrier, Nous essayons de ne pas le quitter, il se retourne régulièrement pour assurer le suivi, le regard noir, la moustache en bataille. Nous allons plus vite que le courant, il faut jouer des coudes, prononcer les mantras en guise d'excuse, ou signaler que nous suivons notre guru ....

"Nous suivons notre guru". Me voilà pris en flagrant délit de petits arrangement avec ma conscience, quand ça m'arrange j'admets à mon insu que Shankar-das pourrait être notre guide spirituel .

Nous approchons des rives, l'entonnoir des travées de pélerins se déversent en immense marée humaine et multicore. Rien à voir avec mon bain du petit matin. Quelques brèves bousculades plus tard, nous voilà ensemble réunis auprès d'une barque. Shankar nous invite à y monter, il trone déjà à l'avant tel un prince. Il guide le rameur un peu au large là où nous pourrions malgré tout avoir pied.

Nous sommes face à l'immensité horizontale de la foule, face l'immensité verticale du moment, entre la rivière et le ciel. Shankar-das récite des mantras et allume des encens, psalmaudit des textes védiques en sanscrit puis fait l'offrande de fruits fleurs et noix de coco à la confluence des trois déesses.

Le moment de la grande bénédiction ... nous dit il solennelementen nous montrant.la surface d'eau où flottent des barquettes d'offrandes et autres choses non identifiables.

Après toi Babaji ! Je lui réplique pour me moquer un peu

Pour certains shivaïstes, il n'est pas besoin de s'immerger, nous patiquons "les cinq bains rituels": quelques gouttes sur la tête, quelques gouttes sur les deux mains et les deux pieds. Le corps est purifié et l'esprit se libère de ses fardeaux....

Alors que l'immense agitation secoue les berges, Je retourne à l'eau et nous accomplissons nos ablutions sous l'oeil paternel de notre guide. Ici comme à Bénarès l'eau a un parfum de fleurs, elle est épaisse, sombre et froide. Néanmoins il m'apparait logique et déterminant de m'y replonger.

Je suis à nouveau saisi par le choc thermique mais cette fois rapidement réchauffé par la température extérieure.

A présent après le bain rituel, je peux vous souffler le Mantra dans l'oreille. Il peut vous suivre toute votre vie, vous pouvez aussi l'oublier. On l'appelle le "beej mantra" c'est à dire le mantra graine. Une fois semée cette graine peut germer, peut grandir et devenir l'arbre de la connaissance. Vous ne devez le délivrer à personne. Vous pouvez l'utiliser intérieurement à tout moment pour remercier, pour prier, pour vous défendre contre les "assuras" (démons), pour accéder à l'équilibre, pour faire des voeux qui seront exaucés selon votre karma. Automatically coming!!!

Il se penche sur l'oreille de chacun d'entre nous et nous murmure le beej mantra avant de nous tracer sur le front trois barres horizontales de cendres sacrées.

Nous voilà adoubés par un guide que je n'ai pas choisi, à ce moment précis, dans l'alignement des planètes et des rivières, je suis déjà porteur d'un mantra et d'un nom. Insuffisant, mais gratifiant de pouvoir pénétrer dans la confrérie.



Nous passons le reste de la journée à fêter le grand jour en effectuant des darshan auprès des hommes saints.

Nous sommes de plus en plus à l'aise dans le campement, les gestes de bienséance, le vocabulaire hindi ou sadhou, les rituels nous deviennent familiers même, si sur l'échelle d'une vie de renonçant nous n'avons même pas atteint le premier barreau ! Nous reprennons avec coeur les mantras et les chants hypnotiques jusqu'à l'épuisement du dernier shilom! Ici tout est simple et bien organisé dans une atmosphère d'immense pagaille. Les repas sont offerts dans les ashrams, nous naviguons de tchaï en tchaï, le gite sur la paille est assuré.

Shankar das poursuit ses explications sur la cosmologie indienne et notre propre rapport au monde. Il n'a pas de temple ou d'ashram personnel, c'est un errant qui diffuse et reçoit, c'est un lettré qui n'a que son corps comme bagage, nous restons avides de rencontres et de découvertes et en même temps prisonniers de cette nouvelle famille mystique magique et joyeuse.

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L'heure est venue de quitter Allahabad, ces deux semaines d'émotions, de bruits et de poussières nous ont épuisés. J'aspire à retrouver ma chambre calme, mon petit jardin, mon dhooni, en périphérie de Bénarès. Reprendre mes cours de chants, m'éloigner des décibels permanents des sonos hurlantes.

Chercher Kailash das au coeur de moi même, démarrer des cours de yoga ? L'intensité a été si forte, Shankar das si omniprésent, si donneur de leçons, qu'il nous faut lacher la pression et peut être revenir à nos fondamentaux avec un nouvel état d'esprit. Alex et Diana partagent mon sentiment, reprennons la route...

Babaji ? Nous repartons demain sur Bénarès, c'est notre dernière soirée ensemble ...

Il garde le silence devant les flammes qui dansent. Shankar das n'aura t'il été qu'un instant furtif dans notre vie. Sa situation d'initiateur spirituel trouve t'elle sa conclusion dans ce dernier partage. Ram das part demain pour Richikech puis dans les hauteurs de l'Himalaya, Sharpat das rejoint un ashram dans le sud, les routes se séparent après qu'elles nous aient réunis le temps d'un rêve agité.

Kanahayia ! Prépare nous un bon shilom !!

Alex se met au travail, quelques pélerins dont un policier se joignent à nous. Shankar das quitte sa posture de guerrier, reprend le sourire et nous annonce qu'il partira avec nous demain.

Impossible Babaji, nous sommes en vélo et le porte bagage est occupé par nos sacs ...

Sur le guidon, pas de problème, je suis petit, léger, et je n'ai pas de bagage !

Je m'insurge contre cette mauvaise idée, je ne me vois pas transporter un sâdhou sur le guidon durant les 120 km qui nous séparent de Varanasi.

Shankar-das reprend:

Sur la route, il y a le village de ma famille que j'ai quitté il y a 20 ans, allons leur apporter le darshan de la Kumba mela, prendre un peu de tranquilité du coté des champs, ça ne fera pas un gros détour...

Je sens Diana septique, Alex perplexe, et moi je suis carrément hostile. Je reproche secrètement à mes compagnons d'être trop dociles avec Shankar-das. Ils jouent le jeu des disciples face au maitre qui se satisfait d'une forme d'abus de pouvoir. J'en parle quelquefois avec eux et avec lui, "Babaji, je ne suis pas à tes ordres, tu es un frère, pas un prince ..., je ne suis pas le renonçant que tu voudrais que je sois" Il me regarde avec un grand sourire.

Diana se montre finalement favorable à cette idée, Alex s'engage à le transporter sur le guidon et moi je n'ai pas envie de repartir seul ...

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Sur le campement géant c'est un peu l'exode, les piétons portent des énormes baluchons sur la tête, les charrettes tirés par les boeufs et les chevaux transportent des dômes de bagages sur lesquels s'accrochent des grappes de pélerins. Sâdhou, sanyasin, reprennent les vagabondages, la démarche lente, avec le baton et le komandel pour tout fardeau. Ils repartent irriguer les routes, les villages, les temples, du savoir réservé aux renonçants.

Nous saluons les personnes que nous quittons et entrons dans le flux. Shankar das se présente d'emblé sur le guidon de mon vélo. Je n'ose l'en déloger, c'est vrai qu'il est léger.... Je mets quelques temps à maitriser la gestion du guidon. Après un moment, comme dans un second souffle, je n'ai pas plus de difficultés à gérer la situation.

Ce n'est plus mon physique qui râle, c'est mon égo ... je me sens en posture de serviteur surtout quand il me dit " kailash, good taxi !!" ou bien " Kailash, plus vite, qu'on puisse rattraper les autres" Je ne peux pas m'accrocher aux camions dans les montées et je m'expose en tant que novice occidental à transporter un maharaj quasi nu trônant sur mon guidon.

En réalité personne ne semble s'en émouvoir hormis mes compagnons goguenards qui s'amusent de voir le plus raleur d'entre nous, assurer le transport de Shankar das.

Nous dormirons ce soir dans la maison familiale qu'il a quitté à l'adolescence. Personne ne s'attend à le voir débarquer 20 ans après, et encore moins avec 3 babas occidentaux à vélo.

Les heures tournent et le soleil s'empare de l'atmosphère, la circulation reste dense. A mi chemin, la pause dans une échoppe nous permet de respirer. Des hamacs sont disposés entre les figuiers pour les voyageurs accablés. Quand la chaleur s'apaise, nous reprennons la route. Shankar das a changé de monture, il trone désormais sur le guidon d'Alex .

Plus que 20 km selon notre guide, nous avons quitté la route principale et traversons des villages d'agriculteurs et d'éleveurs. C'est la fin de la journée de labeur, sur la route, les charettes tirés par les boeufs ramènent les paysans et leurs outils vers les villages. D'autres vagabondent vers le soir, sans trop savoir quel arbre les abritera.

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Alex est épuisé, nous quittons la route sinueuse et encombrée pour une piste caillouteuse.

L'avancée est encore plus chaotique, Diana pose sa bicyclette sous un des nombreux manguiers du champ voisin. Nous marquons une nouvelle pause, j'entends derriere moi un fracas de métal sur le sol. Alex tout rouge vient de jeter son vélo sur la piste. Il vocifère ...

Je n'en peux plus... à partir de maintenant c'est terminé, j'ai bien assez de mon sac sur mon vélo, Babaji, tu as choisi de marcher pieds nus, ça te regarde, mais moi je ne suis pas une chaise à porteur !

Diana intervient, elle redoute que son frère ne fasse un malaise.

Shankar-das est tout dépité puis se reprend, d'un geste impérial il ajuste sa couverture sur l'épaule et pose son regard dans les yeux d'Alex et sa main sur son épaule.

Je comprends que tu sois fatigué, fils, nous sommes presque arrivé et nous finissons à pied, bientôt tu vas pouvoir te reposer et c'est moi qui te servirais.

En effet après avoir longé quelques vergers de manguiers et champs de canne à sucre, Notre guide nous indique les quelques toits de tôles qui émergent de la végétation. Son enfance, sa famille, sa terre.

"un sâdhou n'a pas de passé" a t'il coutume de dire et nous voilà sur le seuil de son passé, apportant la bénédiction des 3 rivières, messagers d'une communion mystique.

Shankar-das est accueilli comme un prince, mère soeurs et cousines sont en sanglot, ses frères le pressent de questions auxquels il répond "qu'il n'a pas de passé". Son aura se renforce en notre présence, nous sommes ses disciples venus de très loin pour approcher la connaissance. A ce titre nous sommes reçus très honorablement certains viennent nous toucher les pieds. Assis sur des nattes devant la maison familiale le cercle s'agrandit autour de nous. Shankar-das raconte des épisodes du Ramayana, l'assemblée est concentrée sur le récit, puis éclate de rire, frémis de peur et commente brièvement le passage.

Alex part s'allonger à l'ombre dans une toute petite pièce de la maison. Je le sens fiévreux. Diana et moi restons à son chevet, ce qui nous permet d'échapper au cérémonial qui aura lieu ce soir.

C'est décidé, malgré l'accueil chaleureux et attentionné de sa famille nous laisserons Shankar Das demain pour repartir seuls vers Bénarès. Cet épisode de taxi vélo ferme la parenthèse de la Kumba Mela. Nous sommes fatigués et aspirons à une "autonomie spirituelle" différente. Notre guide accepte notre décision avec douceur.

Que Bhagwan (Dieu) vous accompagne ....

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Bhagwan pèse beaucoup moins lourd que Shankar Das dans nos têtes et sur notre guidon lors des kilomètres qui nous séparent de Varanasi. Notre trajet se déroule dans une sorte d'euphorie malgré la fatigue accumulée ces dernières semaines. Je retrouve la chambre avec jardin de Pandit ji, ses yeux expriment la satisfaction de me revoir et son neveu me presse de questions au sujet du festival.

Je reprends mes cours de chants et quelques cours de yoga, mes déhambulations dans les ruelles étroites de Bénarès, les concerts de danse et de chants le soir sur les toits des temples, les partages de musique et de fou rire avec mes compagnons et les voyageurs de passage. Après quelques jours j'ai l'impression d'être descendu de mon nuage intense, magique et épuisant de la Kumba Mela. Néanmoins je me sens différent, j'en reviens chargé d'un nouveau nom, presque missionné malgré moi pour poursuivre une quête dont je suis incapable de mesurer l'ampleur et sa trajectoire à venir.

J'améliore mon dhooni, je tente de le sacraliser, il doit être celui de Kailash das et moins celui d'un voyageur échoué dans la ville sainte. Je pars le matin me laver sur une rive plus calme et plus propre du Ganges, je m'attelle à mes exercices de ragas avec mon petit harmonium portable, mon sens du rythme est épouvantable mais je suis encore assidu. Panditji veille sur la maison et sur ses visiteurs, toujours posté sur son sommier de corde. Tout se passe dans une économie de mots malgré mes progrès en hindi. En revanche je subis de grandes tirades védiques de la part de son neveu qui passent deux fois par jour partager ses connaissances de brahmanes que je sens éloignées des éclairages philosophiques des sâdhous.

Mes moments de répits je les trouvent sur les gaths aux heures chaudes. Je cherche et trouve un coin d'ombre et me met au diapason des barques qui longent les rives.

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Je crois que je m'ennuie un peu, je cherche un sens à tout ça. J'ai l'intuition d'une voie à suivre sans en avoir la réelle détermination.

Mon professeur de chant-harmonium est plus satisfait de mes progrès que moi même, il m'invite à l'écouter chanter un dimanche au nouveau temple de Kashi Vishwanath un des deux principaux temples de la ville sacrée. J'apprécie son invitation.

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Ce matin je traine un peu sur les gaths, j'attends que mes compagnons se lèvent. La guest house le Ganga Mahal où ils dorment est un carrefour de résidents européens, les soirées se prolongent souvent tard et les matins en deviennent paresseux. Nous avons rendez vous sur le banc d'une petite ruelle menant au Gange où une mataji peu souriante nous fait le meilleur nescafé du district. Installée devant son unique chambre, elle fait bouillir plusieurs fois un lait crémeux frais du matin puis le fait à nouveau monter avec le sucre et la poudre de café. Une épaisse mousse couleur chataigne couvre la boisson. Totalement indigeste mais terriblement bon. Ca ne me dérange pas que Diana et Alex soient en retard, je m'occupe à observer chaque passant, chaque vache ou bufflesse, chaque singe, chaque enchevêtrement de fils électriques qui tissent une toile entre les maisons. Enfin ils arrivent.

Diana raconte une prestation de danse exceptionnelle d'une fille suisse accompagnée d'un flutiste japonais, nous nous racontons le quotidien installés sur notre petit banc à l'ombre.

Jaï Sita Ram !!

Derrière une imposante bufflesse noire rutilante, un baba lève le bras. Nous comprenons immédiatement qu'il s'agit de Shankar-das qui réapparait comme un lutin. Il s'installe avec nous. J'éprouve un sentiment partagé entre la fraternité et la crainte de ce qui pourrait suivre.

Comment nous as tu retrouvé Babaji ?

Bhagwan bolo ! (Dieu parle)

Rapidement il se lance dans la mythologie de la ville sainte, de son représentant suprême Shiva. Bientôt, nous annonce t'il, il y a la Mahâ shivarâtri, (grande nuit de Shiva), les dévots sont invités à jeûner toute la journée puis à rester éveillé toute la nuit pour effectuer un rituel toutes les 3 heures de 18h à 6h du matin. La vigilance requise pour célébrer la Mahâ Shivarâtri élimine le sommeil de l'ignorance.

Nous voilà repartis dans le cycle des légendes qu'il nous narre comme si il y avait lui même participé. Il nous demande où nous dormons. Je ne peux esquiver la question, je lui apprends que je loue une chambre chez un vénérable pandit en ométant de lui parler du jardin et de mon dhooni. J'espère le dissuader de toute vélléité d'occuper mon lieu que j'avais rêvé (à tord) personnel.Alex et sa soeur lui parle de la guest house où les sâdhous ne sont pas les bienvenus." Allons voir ton Pandit, il saura me trouver un endroit paisible pour dormir"me dit il

Je sens le piège se refermer sur ma zone de confort, je sens aussi que face au karma, ma lutte est inégale, à l'inverse son acceptation pourrait se révéler féconde.



Pandiji stoïque est assis devant la porte sur son lit en cordes.

Sita Ram Pandiji !!

Sita Ram Maharaj, est ce Bhagwan qui vous amène ?

Le Pandit l'appelle Maharaj et le vouvoie.

Shankar-das se présente, lui narre notre rencontre durant la Kumba Mela et les raisons de sa présence à Bénares. La discution se poursuit, Panditji hoche la tête, approuve et ajoute des citations aux citations de Shankar-das.

Il lui fait visiter ma chambre et le jardin où face la porte j'ai posé mon dhooni.

Ye Kailash das dhooni hai . ( c'est le dhooni de Kailash das) dit Panditji comme s'il était fier de son locataire. "un bon endroit pour rester" réplique Babaji en dépliant sa couverture.

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Le Pandit est souriant, il reçoit dans son jardin un renonçant, un envoyé de Dieu. Et me voilà à le sujet de mon guide non choisi.

Les jours qui suivent, je fais le marché tous les deux jours, nous pourvois en thé, lentilles, riz et ghee et nous fait livrer davantage de bois. Mes sorties sont des respirations, je profite des nombreuses visites des voisins du quartier venus prendre le darshan de Babaji pour m'escaper vers les gaths ou retrouver mes compagnons.

Alors cette fois très vite je sollicite Alex pour qu'il vienne s'installer du coté de mon dhooni, à partager le poids d'un guru dans mon jardin. Se retrouver ensemble dans la continuité de la Kumba Mela, au bord d'un feu.

Il accepte et mes jours se révèlent plus légers, je suis moins assidu à mes cours de musique et je reste celui qui sert Shankar-das mais surtout qui apprend. D'un point de vue pratique, il m'enseigne la cuisson sur le feu, les rituels en usage chez les sâdhous, du vocabulaire, d'un point de vue spirituel, il m'éclaire sur les fondements du karma yoga et le rapport du maitre à disciple.

J'apprends petit à petit à faire taire mon ego, je râle puis j'obtempère !

Heureusement la présence de mes compagnons a adoucit les angles. Nos soirées dans le jardin près du feu se déroulent joyeusement, de nombreux invités surprises (souvent des voisins) se joignent à nous au moment des rituels et entonnent les bajhan que nous commençons à connaitre par coeur.



Au final le connais beaucoup mieux les bajhan que les ragas enseignés par mon professeur de musique. Comme promis je me rends tout de même au plus grand temple de Bénares pour l'entendre jouer et chanter. Le nouveau temple de Kashi Vishwanath est de conception plutôt sobre et moderne, de béton et de marbre, entouré d'un vaste jardin, il est ouvert à tous, hindous et non-hindous. Ici, point de bousculade, de foule. Les pélerins déhambulent calmement déposent leurs offrandes et viennent s'imprégner d'une atmosphère calme et fraiche. Des haut parleur sont disposés dans toutes les salles, les couloirs et le jardin et je reconnais dès l'entrée, la voix éraillée de mon professeur de mon musique qui s'accompagne de son harmonium . Les plafonds hauts offrent une caisse de résonnance exeptionnelle et sa voix trouve ici un sens que je n'avais pas ressenti lors de ses cours, lorsque qu'il m'enseigne, sans son dentier, les games de la musique classique indienne.

Dans la grande salle, entre deux colonnes de marbre, j'aperçois enfin mon maitre de musique et son acolyte tablaïste installés sur un grand tapis. Derriere eux, une grande alcove accueille le linga Shiva représentation phalique et symbolique la plus vénérée dans la ville sainte. Les pélerins viennent y déposer des fruits, fleurs et leurs oboles pour s'attirer les bonnes graces de l'énergie créatrice.

Mon professeur me fait signe de venir m'assoir à ses cotés, je ne suis pas mécontent de me poser du coté des artistes mais j'avoue que je suis plus à l'aise en compagnie des sâdhous qu'avec deux brahmanes dans un temple rutilant.

A la fin du raga, mon enseignant pousse l'harmonium devant moi et me demande d'interpréter le dernier morceau qu'il m'a appris.

Grand moment de solitude assis en tailleur devant le micro et l'harmonium; les dévots, curieux, s'approchent, mon maitre de musique me donne la tonalité, je démarre ....

La voix mal assurée trébuchante, ma prestation résonne dans la sono de toutes les salles du temple et des jardins, mes notes sur l'harmonium ont du mal à se synchroniser au tempo des tablas. J'ai conscience de mes lacunes dans le plus grand temple de Bénares.

Mon professeur semble satisfait de son élève, je lui en veux de m'avoir poussé à cette exhibition. Shiva me pardonnera. Je pense.

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L'ambiance chez le Pandit est assez communautaire. Shankar-das ne bouge pas du dhooni. Nous vadrouillons dans la vieille ville, profitant des derniers jours à Varanasi mais également de nos derniers jours en Inde, le visa arrivant à expiration. Mon dhooni est devenu celui de Shankar-das, je renonce à en revendiquer l'exclusivité mais je continue à préparer le tchaï ou les repas sous l'oeil et les conseils de mon guide. Dans trois jours nous serons à Delhi, Shankar nous accompagne, il va y retrouver ses frères dans un ashram de sâdhous.

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Diana est restée à Bénares. Nous retrouvons notre quartier habituel près de la gare ferrovière d'Old Delhi. Imprégnés encore par les odeurs de feu de bois, des eaux du Gange, les sonos de la Kumba Mela, l'arrivée à Delhi nous fait atterir dans un bain de foule citadin.



Shankar-das nous entraine dans un ricshaw qui nous dépose à Subjipuri bazaar près d'un grand parc.



Je vous emmène à l'ashram de ma famille de sâdhous, Shankarasharia, à chaque fois que vous passerez par Delhi vous pourrez y manger et dormir. Si vous me cherchez, mes frères sauront vous dire où je suis, les nouvelles vont vite de sâdhou en sâdhou, d'ashram en ashram.

Je suis surpris de pénétrer dans ce parc où les citadins se promènent, les étudiants révisent ou grignotent en blaguant, les nettoyeurs d'oreilles, les porteurs d'eau, de tchaï, de glaces vont auprès des groupes de joueurs de carte assis sur la pelouse pour proposer leur service. Nous traversons ainsi les allées jusqu'au fond du jardin où un rideau d'arbres semble marquer la limite entretenue. En effet un grillage barbelé un peu tordu et symbolique bloque le passage vers un tout petit bout de forêt très encombré de lianes et de fougères géantes. Nous suivons Babaji qui enjambe la clôture et s'enfonce dans cette mini jungle.

Quelques arbres plus loin sous un grand banian, nous apercevons les flammes d'un grand dhooni autour duquel une demi douzaine de sâdhous sont assis. Nous sommes conviés à partager la soirée et la nuit sous l'arbre. Ram ram !

C'est ici ton ashram ? Il n'y a pas de bâtiments? Pas de temple ?

Ici c'est un terrain prèté par la ville pour notre confrérie, il n'y pas de plus beau temple que la nature, un ashram c'est ce qui entoure le sage au coeur de la ville comme dans une grotte de l'himalaya. Ici, dans cette ville surchargée, au milieu d'un quartier bruyant et sous tension, il existe un lieu où vous pourrez dormir sous les arbres, chanter près d'un feu, vous rapprocher de Shiva.

Sans les brumes de pollution qui planent au dessus dOld Delhi, nous aurions pu voir les étoiles à travers les branches sous lequel nous nous endormons. Demain nous reprendrons l'avion pour la France.



 

16 janvier 2021

Chapitre 9-10

Chapitre neuf

21 Août 1984. Grimaud, hostellerie du Coteau Fleuri.

Premier jour, ce matin tôt, Frits, propriétaire de l'établissement m'initie au rituel de la première heure. Prendre les croissants à la patisserie, préparer les plateaux, répondre au standart de la réception, prendre les commandes des petits déjeuners, les servir en chambre et en terrasse, prendre les réservations, pour les repas ou les chambres ..... La liste est impressionnante! A dix heures les serveurs arrivent, démarrent le dressage des tables tandis que je conclue le petit déjeuner.

Serge et Alex sont les deux serveurs du restaurant. Je les regarde de loin, ils ont l'air sûrs d'eux et installent la salle de la terrasse comme on le ferait d'un décor de théatre. On se croise, on se regarde sans avoir le temps de communiquer. A 11h, repas du personnel, cuisiniers, serveurs, réceptionniste, plongeur et Nicole la gérante sommes réunis à table près des cuisines. Je baigne dans un climat souriant, rassurant, amical malgré l'air sévère de Nicole derrière lequel je sens une belle compréhension de la vie, un chemin à mener . L'après midi, je m'installe derriere le comptoir, disponible pour recevoir les réservations et les clients de l'hôtel.

A 18h mon service se termine. Allez, à demain !

Je n'ai pas envie de partir, il me semble avoir trouvé un foyer. Je retourne vers ma cave obscure à la Garde Freinet, j'aimerai déjà être à demain.Un monde sépare mon matin hotellier de mes nuits caverneuses.

28 Août 1984 Grimaud. hostellerie du Coteau Fleuri.

Voilà une semaine d'essai accomplie, à la mesure de ce que je n'osais espérer . Au delà de la stabilité des horaires et du salaire régulier, il règne ici une atmosphère bienveillante qui m'a absorbé.

Un des deux serveurs, Alex, est venu l'autre fois partager son café avec moi après son service. Il me pose plein de questions sur mon passé. Je lui raconte des anecdotes, il me décrit sa vie, je lui raconte mes rencontres, il me décrit sa solitude et l'après midi passe comme ça...

C'est étonnant comme il se dégage de lui une curiosité pour autrui mêlée d'une certaine naïveté. Entouré dans sa vie de quelques copains et de sa famille assez présente, il cherche autre chose. Il cherche une complicité qui l'amène vers des chemins de traverse.

Et de mon coté j'ai un fardeau à déposer, le poids des derniers mois, mes nuits humides dans ma bastide perdue et j'ai également des valises d'histoires à raconter et de rêves à partager.

Ce matin en prennant mon service à 6h 30 un mot m'attendait sur le comptoir:

Salut, Chambre 7: petit déjeuner à 8h/ Chambre 4 :réveil à 7h

Bon courage pour ton service, on se raconte la suite demain après midi ?

Alex . Fin de service 23h15.

Je ne m'attendais pas à être accueilli par un mot, une écriture soignée, presque scolaire.... et bienveillante.

5 septembre 1984 Grimaud. hostellerie du Coteau Fleuri.

Hier, j'ai appris que mon contrat de trois semaines était prolongé jusqu'à la fin de saison. Ma présence ici semble une évidence pour tout le monde et la complicité que j'entretien avec Alex fait partie de cette évidence dans nos moments de loisirs.

C'est un soulagement énorme, je tourne le dos à l'aléatoire et me sens reconnu dans un nouveau foyer, une équipe et une complicité.

La lettre adressée à Quentin et Pierre me revient telle qu'elle dans une nouvelle enveloppe... sans commentaire. Je reçois ce geste théatral et noble comme un choc, comme si j'avais atteint le sommet de l'injustifiable. Je comprends que pour eux ma désersion s'assimile à une trahison affective.

Dés lors, je crains de les croiser, je crains le regard sévère de séminariste de Quentin et celui de Pierre probablement animé de colère.

Je ne veux plus et ne peux plus loger dans mon antre de La Garde Freinet, mener une double vie de paradoxe lorsque le jour, je présente des chambres douillettes et confortable et la nuit je dors dans une cave emmitouflé dans un duvet humide sur ce lit de camp de fortune.

Frits, le propriétaire des lieux et Nicole sa gérante ont l'air très satisfaits de mon service et nos conversations sont très amicales. L'ensemble de l'équipe est jeune et dynamique, l'établissement remonte lentement son chiffre d'affaire. L'hotel marche bien et le restaurant réussi à fidéliser la clientèle de passage et celle de la côte en mal de calme et de panorama varois.

Alex me propose de partager sa chambre de serveur au rez de jardin de l'établissement. Carmen passe encore ses journées dans la R6, je la sors régulièrement, la voiture est dévastée.

10 septembre 1984- Grimaud hostellerie du Coteau Fleuri.

J'ai mis toutes mes affaires dans ma malle et abandonné le reste dans la cave de La Garde Freinet, que ferais-je de mon réchaud, de mes couverts et autres ustensiles à l'hotel.

Grimaud, me voici ! Je partage ta chambre Alex avec ma malle de vêtements sentant le moisi, J'aime la simplicité avec laquelle tu acceptes le partage de cet espace, de ton lit, de ta solitude.

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Pierre a essayé de venir me voir à l'hôtel, pour me rattraper? pour demander des comptes ?

De la terrasse, je le vois arriver, je vais me cacher dans la chambre froide des cuisines.

Alex lui signifie mon absence, puis vient me délivrer en riant de mon moment de panique. Depuis quelque temps il renonce à ses après midi de tennis pour rester avec moi à la réception. J'ai bien peur d'épuiser tous les sujets mais nos conversations sont sans fin. Le personnel de l'hôtel accueille cette fraternité nouvelle comme si elle était dans l'ordre des choses, depuis toujours. Nous passons nos jours de congé à la plage ou dans des balades forestières et le soir je l'attends dans la chambre pour qu'il me raconte son service ou tout autre chose.

J'assimile sa naïveté à de la pureté, sa droiture à de la rigueur et sa profonde et soudaine amitié à de l'amour. Sa force vitale et sa confiance m'invitent à la reconnaissance. Il est amoureux de notre amitié presque fusionnele, pas de moi.

Parfois je m'endort avant et au milieu de la nuit, je sens un corps chaud se glisser sous les draps. J'ai envie d'un corps à corps, de prolonger notre amité physiquement, de partager jusqu'à ce point là nos univers intimes. Lui est loin de ce monde, il dort et au matin me dit que j'ai tenu beaucoup trop de place dans son lit. Je lui confie l'attraction que je ressens pour lui la nuit. Avec un sourire coquin il me rétorque que l'amitié lui suffit.

Je pense en effet que l'amitié peut suffire, il a 21 ans, j'en ai 25 et tout pourrait continuer dans un avenir vertigineux.

15 octobre 1984 - Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

La saison se termine bientôt, le restaurant fermera bientôt ses portes. Le propriétaire me propose de garder la réception de l'hôtel ouverte pour l'hiver. Adieu nos éventuels projets d'un voyage ensemble avec Alex, mais bienvenu à un toit pour l'hiver dans un lieu que j'aime.

Mes nuits sont toujours attendues avec joie et appréhension, mes affleurements deviennent fréquents avec sa peau. Quand il s'en aperçoit, il accepte ou me repousse lentement. Il sait mon attirance, il la capte, mais n'y donne aucune suite. Laissons le dormir.

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15 novembre 1984-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

Le calme s'est installé dans l'établissement, le propriétaire Frits me suggère d'occuper une des chambres d'hotel, la plus modeste. Je quitte le domaine d'Alex, je lui rend sa liberté d'espace. Il a fini sa saison de serveur, il a très envie de rester dans l'établissement avec moi, même sans travail.

Le propriétaire accepte, il accepte également la présence de Carmen derrière la réception. Me voilà comblé.

Nous nous installons dans un rythme différent, il y a peu de clients et donc beaucoup de temps libre, les journées sont presque trop longues, les soirées riches de films classiques en noir et blanc qui nous régalent. Nous égrainons la filmographie de Renoir, Frits Lang, Hitchckock ... avec bonheur.

Parmi eux "Le Fleuve" de Renoir retient particulièrement mon attention. L'histoire d'une famille d'expatriés britaniques vivant au bord du Gange à Calcuta. Décidement ce pays m'attire, Alex est plus dubitatif.

Un jour par semaine, le propriétaire me remplace à la réception et nous pouvons ainsi partir en balades dans le massif des Maures, descendre sur la côte s'offrir des séances de cinéma, des concerts, une sorte de vagabondage limité dans le temps, réjouissant de partages.

Hélène qui m'avait accompagné dans ma faible expérience de manequinat parisien vient me rendre visite avec une copine d'une sublime beauté noire. Elle est toujours éprise de moi et j'ai du mal à lui faire comprendre que ma vie est ailleurs malgré l'affection que je ressens pour elle. Néanmoins nous apprécions leur présence et nos soirées sont drôles et plaisantes.

Le film "Heat and Dust" vient de sortir au cinéma, encore un film qui se déroule en Inde et qui m'emporte vers le sous continent. Nous parlons de plus en plus de voyages, bloqués dans ce petit hotel varois. les films deviennent nos fenêtres ouvertes sur le monde. Mes premiers voyages au Maroc, Turquie, Grèce, Yougoslavie... éveillent chez Alex l'envie de voyager ....avec moi.

Pour ma part l'heure n'est pas au voyage mais bien à l'accueil des clients de l'hôtel, je l'incite à faire seul son baptème de voyage. Il n'est pas très chaud, mais les jours passant, il se décide enfin à partir vers le Maroc. Une sorte de challenge....

Je reste seul pour m'occuper de l'hôtel, la chambre 12 où je reste est tout à fait impersonnelle. Alex est parti depuis 8 jours, pas de nouvelle ... J'apprécie aussi de pouvoir retrouver la lecture et le silence avec toutefois l'impatience de le retrouver et de connaitre son récit de voyage. Depuis 3 mois pas un jour sans se voir, sans échanger ou partager.

08 décembre 1984-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

Il est revenu ... un peu désapointé . Victime d'une arnaque, son budget s'est trouvé amputé d'une belle somme. Pureté ou naïveté ? "le gars était vachement sympa, je lui ai fait confiance"

Néanmoins il a aimé son escapade et revient avec quelques cassettes d'Oum Kalsoum et des vêtements en cuir très très mal taillés.

20 décembre 1984-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

Ne pas dormir seul. Alex vient quelque fois me rejoindre chambre 12. Et d'autres fois nous choisissons les plus belles chambres et les plus belles baignoires pour passer la nuit. Nous voyageons ensemble dans l'hôtel. Au petit matin, nous remettons tout en ordre avant l'arrivée de la femme de ménage. La situation est ambigüe, une grande amitié, des jeux érotiques la nuit auxquels il consent désormais sans qu'aucun geste puisse laisser place à l'idée de couple. Même lui faire la bise serait un outrage à sa masculinité. Et pourtant il multiplie des témoignages d'amour fraternel.



Printemps 1985-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

L'hiver a été long et le mistral l'a rendu glacial, enfin le jardin me redonne des signes encourageants, les bourgeons annoncent le retour des couleurs et celui de l'équipe complète qui devrait sous peu se reconstituer. Carmen, la chienne s'est beaucoup assagie, elle aboit à bon escient et le propriétaire de l'établissement s'y est beaucoup attaché. La famille s'agrandie, elle est partie à l'aventure et nous est revenue avec une portée qu'elle nous délivre devant la cuisine ....

Désormais Carmen et ses deux petits s'intègrent au rythme de l'hôtel, j'attendrais que les petits soient sevrés pour m'en séparer. Nul doute que la beauté de la mère incitera à l'adoption.


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Juillet 1985-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

Le rythme est soutenu, le restaurant et l'hôtel affichent complet et on m'attribue la grande chambre de personnel près de la réception. Royal ! Nicole la gérante s'affiche de plus en plus complice de mon humour et se prête volontiers au diverses blagues du personnel. Les fou-rires se succèdent, la bonne humeur ressurgit sur la clientèle, l'affaire fonctionne.

L'idée d'un voyage ensemble avec Alex après la saison, germe depuis l'hiver dernier. Pour moi l'Inde s'impose. Synonyme de dépaysement total, de rupture de nos habitudes, de certificat de vagabondage, le pays exerce sur moi une attractivité profonde et pas très raisonné.

Tout petit, en marchant dans les rues de Villetaneuse avec ma mère nous avions croisé un couple d'Indiens. Elle était drapée dans un sari multicolore, et portait le bindie sur le front et des bijoux dorés, lui était habillé sobrement. Je m'étais étonné de l'exotisme colorée de la situation dans notre banlieue-village plutôt terne.

Tu vois ces gens viennent de l'Inde, là bas les gens sont tous très beaux. M'avait elle dit.

Image furtive d'un couple qui passe comme un souffle dans ta vie et qui pourtant imprime ta mémoire

Plus tard à l'adolescence mon avidité pour les cultures alternatives m'ont amené vers les revues et littératures sur les mouvement hippies dont l'Inde était l'étape incontournable si ce n'est le but ultilme. J'ai bien conscience qu'aujourd'hui l'époque des enfants fleurs est révolue, mais il reste , semble t'il, les couleurs, la musique, les encens et l'insondable spiritualité...

Alex est plus circonspect au sujet de la destination mais fini par obtempérer. C'est décidé nous partirons vers l'Asie en octobre prochain.

Octobre 1985-Grimaud . Hostellerie du Coteau Fleuri.

Seconde saison d'été terminée, je ne l'ai pas vu passer. L'idée d'un grand voyage prochain nous a aidé à mettre tous nos pourboires de coté, à réduire nos dépenses habituelles. Je n'arrive pas à y croire, nous partons dans deux semaines !

Je mesure le risque de partir avec Alex, la promiscuité en voyage est souvent décisive dans les amitiés. Il me dit qu'il est coléreux, qu'il s'emporte très vite. Je n'ai vu de lui qu'une personne bienfaisante , parfois butée obtue.

Chapitre 10

26 octobre 1985- Escale à Dubbaï

Escale non prévue pour cause de retard, la compagnie nous propose une chambre dans un hotel de luxe. Dans mon esprit, ce voyage devait rimer avec dénuement, simplicité, pourtant il s'amorce avec des tables de banquet à perte de vue, une chambre panoramique sur une ville de gratte-ciel et de minarets. Le gérant de l'hôtel, un cingalais, nous prend en sympathie et nous fait fierement visiter la suite royale avec sa robinetterie de salle de bain en or. Dans le hall d'entrée, des hommes d'affaires en djellaba, malette à la main regardent nerveusement leur rollex, plus loin des gamins obèses courent en criant, les mères devisent à voix hautes. Quelques indiens attendent également, ils retournent au pays sans doute après avoir été employés dans les travaux publics.

Le faste est assez dégoulinant et oppressant, il nous tarde de poursuivre notre périple pour Bombay.

27 octobre 1985 Bombay aéroport.

On ne peut guère échapper à cette odeur enveloppante qui imprègne le marbre de l'aéroport de Bombay. Une odeur âpre, unique et divisible en un amalgame de vies. Ces émanations me saisissent brusquement et me font réaliser le pas à franchir. Il me revient une phrase d'Alexandra David Neil:

"En Inde, on a les deux pieds dans la boue et la tête dans les fleurs et les encens"

Des centaines de visages aux grands yeux noirs, à l'extérieur, sont collés aux baies vitrées du hall et scrutent les voyageurs. Sont ils affamés, brigands, vont ils nous sauter dessus sitôt franchis les portes ?

Des centaines de visages et la nuit noire, des centaines de visages et nulle adresse où se rendre. Autant s'asseoir dans la salle d'attente, réfléchir, se donner du temps, peut être même attendre que se lève le jour ...

Un petit guichet crasseux à proximité de notre banc propose une liste d'adresses d'hôtels. Je relève l'adresse de l'hôtel Atlantis, supposé être à un quart d'heure de l'aéroport. Un policier nous empresse de bouger: "Ne rester pas là, interdit de stationner sans raison dans le hall, la sortie est par là !"

Avancer, et quand la volonté se dérobe, c'est la vie qui nous contraint à ne pas fermer les yeux. Nous sommes fermement poussés par cette main policière, complice de l'Inde qui refuse le doute et nous jette dans l'arène comme on pousse brutalement un enfant à l'eau pour lui apprendre à nager.

Nous passons la porte du hall, les odeurs de bidies, de parfums, d'encens et de décharges publiques sont encore plus fortes en traversant une haie d'indiens en attente de famille ou d'amis. Une haie pacifique qui nous absorbe en douceur sur ce territoire.

Une dizaine de mètres plus loin la situation se complique quand une nuée de chauffeurs de taxi se jettent sur nous comme sur d'évidentes proies.

50 roupies, 200 roupies, 80 roupies, les propositions fusent, le tournis m'inquiète. Pour en finir nous nous laissons entrainés vers une voiture Ambassador des années 50. Au moment de rentrer nos sacs dans le coffre, surgit le policier qui nous a fait sortir de l'aéroport. "combien vous fait il payer la course ?"

"150 roupies" Le policier retire les affaires du coffre et les pose autoritairement dans un rickshaw stationné à proximité. Après quelques minutes de négociations aboyées au chauffeur à moitié endormi, il nous invite à entrer dans le carrosse.

"La course en rickshaw ne vous coutera que 30 roupies" nous dit il avec fierté.

On s'installe dans le rickshaw en pensant que nous aurions été beaucoup plus à l'aise dans l'Ambassador que dans ce petit véhicule cabossé. Avec de grand geste le policier explique au chauffeur l'itinéraire à suivre jusqu'à l'hôtel Atlantis. Tout à l'air évident pour lui, beaucoup moins pour le chauffeur qui s'apprête à démarrer avec difficulté son engin.

L'homme en uniforme se penche vers moi avec un sourire enfantin sous une épaisse moustache, il ne lui reste que quelques dents survivantes d'un masticage intensif de feulles de bétel: " un petit bakchich ?" nous questionne t'il discrètement. Je proteste mollement et cède. Le policier porte l'argent à son front et nous glisse un chaleureux "Welcome in India!". Déjà racquettés.

Le rickshaw pétarade et s'élance dans les rues, nous sommes projetés d'une paroi à l'autre à chaque virage, le chauffeur ne calcule ni les creux ni les bosses de la chaussée qui parfois se transforme en piste marécageuse.

L'engin slalome entre les vaches endormies et quelques rares piétons noctambules qui semblent émerger des tapis de dormeurs occupant les trottoirs. Il es 3 heures du matin, et voilà presque une heure que nous tournons dans un dédale de rues odorantes.

Le chauffeur est perdu, il s'arrête plusieurs fois pour demander son chemin auprès de silhouette errantes emmitouflées dans des couvertures. Je suis inquiet, nous voilà seuls échoués dans une banlieue de Bombay.

Enfin, après maintes manoeuvres, le chauffeur serre brusquement le frein à main du triporteur, se retourne et nous annonce fièrement : "Atlantis Hôtel Sir !!" visiblement heureux d'avoir accompli sa mission. Je lui tends la somme convenue qu'il me conteste naturellement. La course a été beaucoup plus longue que prévue. " besoin d'aide ...." nous dit -il. J'arrondis la somme, "thank you Sir, and welcome in my mother India"

Il fait encore nuit, je me languis qu'on puisse se poser dans un repaire. Alex semble hébété dans cette sombre brume, nos sacs posés sur le trottoir humide d'une banlieue de Bombay.

Un escalier de bois vermoulu nous mène vers la porte d'entrée dont la pancarte annonçant le nom de l'hôtel est à moitié décrochée.

La réception est obscure, juste éclairée par une bougie de l'autel qui abrite l'image de Ganesha. Un homme est endormi, la tête dans les bras sur le registre du comptoir.

"Hello...hello !! On peut avoir une chambre jusqu'à demain ?

Le réceptionniste émmerge péniblement de son sommeil avec une hostilité non feinte.

"Avec ou sans douche ?"

Avec, bien sûr, je présente mon passeport et m'aprête à remplir le registre. Sur la page de garde, une croix gamée est tracée avec quelques dégoulinades de couleurs rouge-sang. Je frémis, puis nous délivrons nos identités, pas le moment de reculer. Je pressens que ce symbole revêt une toute autre signification chez les Hindous.

La démarche lourde et la tête basse ouvre un gros cadenas de geolier et pousse la porte de la chambre.

Deux lits métalliques au draps douteux, des barreaux aux fenêtres, une moiteur suffocante dans une odeur nauséabonde de poubelles brûlées.

"Vous n'avez que cette chambre ?"

"C'est la dernière qui reste" rétorque l'homme pressé de retrouver son sommeil cruellement interrompu. Dans le coin toilette, la peinture décollorée ruisselle d'humidité et un filet d'eau s'écoule bruyamment d'un vieux tuyaux servant de douche. L'eau froide a la couleur et l'odeur de rouillé.

On s'allonge sur nos lits respectifs, après avoir enlevé les draps, mais les matelas sont pires encore.

Dans nos sacs de couchage, les bras derrière la nuque, nous restons songeurs: "Mais qu'est ce qu'on est venu foutre dans cette galère !!"

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Mon rêve s'effondre, de surcroit, j'y entraine mon compagnon de voyage ... ce cachot donne le ton d'un séjour à peine ébauché.

Il est tard , le jour n'est pas très loin .... ? Mes yeux se ferment et je m'endors instantément du sommeil qui efface toute inquiétude.

28 octobre 1985- Premier matin à Bombay.

Les oiseaux, le chant de centaines d'oiseaux pénètre soudainement dans la chambre, une brumeuse couleur orangée vient teinter les murs et révèle un camieu de douces couleurs délavées, les minutes passent. La vie démarre à l'extérieur, des musiques se joignent aux bruits d'un village qui s'éveille.

Les chants des coqs, les klaxons, des interpellations, des grands rires un peu lointains et une douce odeur d'encens parfume le tableau. Je reste allongé et garde les yeux ouverts : "Putain comme je me sens bien !"

Des voix d'enfants viennent se substituer au brouhaha de la rue; des rires, des comptines, des petits cris joyeux se répandent dans la chambre donnant sur une cour de récréation.

Mon coeur devient léger en ce premier matin indien. Notre sombre arrivée de la nuit s'éclipse totalement derrière un immense désir d'être dans la rue et pénètrer pleinement dans la danse, tout de suite, maintenant.

Je me laisse envelopper avec plaisir par l'eau fraiche à l'odeur de rouillé de la douche, je comprends que je ne me suis pas trompé, c'est bien de ce premier matin dont j'avais rêvé, un premier matin précédant mille et une autres nuits à venir....

Une fanfare de cuivres et de tambours passe non loin et semble nous ouvrir le chemin vers l'inconnu.

15 novembre 1985 Goa

A Bombay au premier jour, nous avons pu embarquer sur un gros bateau pour une traversée nocturne vers Goa. La pleine lune nous a suivis toute la nuit.

Nous sommes installés dans une cahute de pêcheurs. Une cuisine, une chambre, nous occupons la chambre et Ranjana, son mari et leur petite fille occupent la cuisine. La douche est à l'extérieur: une bassine d'eau du puits. Les toilettes sont également dehors, dans un cabanon pourvu d'une trappe où les cochons viennent se nourrir. Il n'est donc pas rare de voir un groin apparaitre attendant gueule ouverte sa pitance du jour. C'est surement pour cette raison que je suis resté constipé durant une semaine. Les animaux une fois engraissés seront vendus aux restaurant locaux. La boucle est bouclée. Au bord de la mer, le spectacle des pêcheurs est incessant, de temps à autres nous tirons avec eux les cordages pour ramener les embarcations sur le sable. Fruits et poissons sont en abondance, la douceur de vivre nous pose dans un cocon que nous avons en même temps l'appréhension et l'envie de quitter. Nous partageons la plage également avec les nombreux corbeaux noirs qui tentent de dérober des poissons qui sèches, les fruits qui trainent. Nous leur balançons des morceaux qu'ils attrapent en plein vol. Tous les soirs l'Inde se retrouve au coucher du soleil, ici c'est sur la plage, l'astre se mari aux flots puis se répend en nappes rouges sur l'horizon, une union par la couleur, du ciel et de la mer. Les chants dévotionnels, les mantras les cloches et clochettes font taire les corbeaux. Chaque foyer honore son autel, sa divinité protectrice, sa journée; bougies, encens, fleurs et présents illuminent le rituel.

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Sur la mer certaines nuits proches de la pleine lune, les planctons phosphorescents transforment les crêtes des vagues en rubans extrêment lumineux. Quand on s'y baigne, nos corps sont recouverts d'une lumière verte totalement magique.

"Goa, ce n'est pas l'Inde !", nous disent les voyageurs que nous rencontrons,Goa est un carrefour où l'on vient se reposer, retrouver des points de repaires, oublier les fatigues du vagabondage, les touristas dévastatrices, les misères que l'on croise, le lieu où l'on vient aussi raconter son expérience, ses rencontres magiques, sa rencontre avec soi même, et les prochaines destinations

Nous sommes bien proprets Alex et moi parmi ces baroudeurs, et nous n'avons pas fait nos preuves, nous n'avons pas encore plongés en apné dans le coeur de l'Inde.

Du bon temps .... les jus d'orange du matin, les repas de poissons et de fruits, la plage, les histoires que Ranjana notre hotesse nous raconte, les balades en moto pour nous rendre au marché ou bien aux "partys" psychadéliques au bord de la plage à quelques kilomètres . Nous sommes les invités privilégiés d'une Inde bienveillante et hospitalière. On ne peut pas en rester là. Faut qu'on bouge.

Pourtant nous restons et louons une maison que nous aménageons sommairement pour y dormir et manger. La maison sous les cocotiers est entourée d'un petit enclos où les papayers et bananiers forment un rideau d'ombre bienfaisante sur la terrasse. Les mamas passent régulièrement pour proposer des fruits disposés artistiquement dans des paniers qu'elles portent sur la tête. Ananas, papayes, mangues, bananes, noix de cajou, la liste est longue et le poids est considérable. Tant que nous le pouvons nous nous régalons en allégeant leurs fardeaux. Passent également les vendeurs de tchaï, de bijoux, les masseurs et autres ambulants.

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Allongés sur la terrasse et rois du monde, il nous aura fallu trois semaines pour nous décider à quitter l'état de Goa et nous lancer dans l'aventure, forts de tous les renseignements et bons plans indiqués par les voyageurs croisés.

 

Le sablier de notre voyage a bientôt fini de s'écouler, ces deux mois sont déroulés comme dans un songe heureux. Chacune de nos étapes a enrichie notre esprit, les rencontres locales ou étrangères nous ont amenés naturellement vers l'étape suivante. Les rencontres, les échanges habillent nos journées jusqu'au coucher de soleil, Une pose avant la nuit pour voir rougir le soleil et se fondre dans la mer.

Depuis Goa, nous sommes d'abord descendus vers Gokarne, village sacré.........Shiva y a laissé son empreinte et de nombreux pélerins y convergent de temple en temple. Nous échouons dans un darhamsala, dortoirs pour pélerins bruyants, nous passons une nuit inconfortable que l'on oublie vite en découvrant les plages magnifiques à proximité. Quelques babas égarés vivent leur vie de Robinson, nous sommes encore trop neufs pour partager des moments en leur compagnie.

 

Deux brahmans nous déguisent en nous apprennant à nous vêtir du dothi, tissu traditionnel porté en guise de pantalon. Nous ne sommes pas mûrs pour endosser l'habit de brahman avec naturel mais nous le portons quand même!

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A quelques heures de bus, plus au sud nous découvrons Jog falls.

A midi pile, chaque jour un arc en ciel se forme sur cet ensemble de trois cascades. La seconde plus grande cascade de l'Inde mais faites très attention aux serpents nous dit le seveur d'un tchaï shop voisin. Du haut d'une falaise, descente longue sur un petit sentier très escarpé jusqu'au pied de la cascade. Je ne suis pas trop rassuré, d'ordinaire il y a des indiens partout, ici, seuls au monde nous nous frayons un chemin dans une abondance végétale et humide. Nous ne croisons pas de serpent. C'est midi, le soleil se mêle aux chutes d'eau et enfante une cascade de lumières. Un immense arc en ciel et quelques secondaires. Tout semble féérique, irréel, rêve t'on ?. Non.... maintenant il faut remonter ...

Le périple s'est poursuivi à Varkala. A la tombée des jours des énormes tortues se rendent sur la plage, 7 heures de bus pour rejoindre le site et nous voilà assis à observer sortant des vagues, l'apparition de grandes et placides tortues. Soudain s'élève derrière nous , une voix féminine accompagné d'un harmonium, Une voix et une musique envoutante accompagne le ballet de tortues au coucher de soleil. Une femme et son gourou entonnent les mantras du soir, l'instant est exceptionnel.

A10 heures de route d'ici il existe l'ancienne cité déserté du royaume d'Ampi, des hectares de temples incroyablement conservés. La premiere nuit dans la chambre de l'unique hotel à proximité est horrible, une armée de moustiques nous harcelle. Nous choisissons d'aller dormir la nuit suivante dans le temple le plus haut, le plus beau, celui qui domine une partie de l'immense royaume où ne règnent que les singes. La salle aux cent colones est impressionnante, nous choisissons une dalle en pierre où poser nos couvertures pour la nuit. L'endroit est ventilé, un peu inquiétant comme si le lieu était imprégné des siècles de dévotions. Le sommeil nous gagne. Au matin mon petit sac ou j'entrepose mon passeport, une partie de mon argent quotidien et mon couteau a disparu!

Ampi

Sensation que l'on vient de couper ma corde de sécurité en pleine escalade de me retrouver tout nu en pleine jungle . Vertigineux! Je sors hagard du temple, désorienté faire quelques pas.... Au sol entre les rochers je trouve mon sac ouvert, il manque le porte monnaie et le couteau. Je retrouve le passeport et tout le reste au fond du sac, grand soulagement, le porte monnaie n'était pas trop pourvu.

Néanmoins conscient du privilège de dormir dans ce lieu millénaire nous y passons une seconde nuit. Cette fois je suis à l'affut du moindre bruit. En milieu de nuit, dans un noir absolu j'entends des frolements autour de notre couche. Coup de coude à Alex somnolent.

Quelqu'un à frolé mes pieds, je me lève brusquement et interpelle le voleur " Qu'est ce que tu fais ?" Alex l'éclaire à la lampe de poche. "Je voulais juste vous prendre une mandarine" Il nous promet que ce n'est pas lui qui a volé mon sac hier soir, nous lui laissons trois mandarines en lui disant de nous laisser dormir. Le lendemain matin nous le retrouvons endormi dans une pièce voisine du temple, il a soigneusement laissé ses tongs à la porte à coté de quelques pelures de mandarines. De villes nous descendons la cote Ouest du Kerala jusqu'à sa pointe.

Et aujourd'hui nous voilà en fin de séjour sur cette plage de Kovalam cerclée de bananiers et de palmiers. Dans les brumes des restaurants enfumés ou dans le creux des immenses vagues qui nous projettent vers la plage, nous partageons la sensation de ne pas en avoir terminé avec l'Inde. J'aimerai prolonger la magie .....

Steven, rencontré sur la plage cet après midi s'intéresse à notre périple, l'Inde lui est familière presque intime. Il nous informe des meilleurs itinéraires, l'Inde différente, celle des curieux et des aventuriers. Mais il nous reste que quelques jours avant le départ, on aimerait s'accrocher au cocotiers de la plage, se faire enlever par un éléphant sacré, se marier avec une indienne, avoir plus de temps pour ouvrir d'autres fenêtres de cette terre dont nous éfleurons l'essentiel sans osé l'aborder de front.

Physiquement, il émane de lui un certain équilibre, vêtements légers, simples et propres, un langage clair, une étincelle dans son regard.

"Les mecs, vous avez l'air de faire un bon trip dans ce pays de fous, je vous sens assez solides pour essayer un acide ce soir sur la plage, moi je ne prendrais rien, pour pouvoir vous accompagner si vous le souhaitez"

Le feu d'artifice pour conclure notre séjour ? L'ultime moyen pour pénétrer au coeur de nous même et de l'énergie environnante ? Derniere étape de notre premier séjour dans ce pays profond ?

Oui bien sûr, on y va ! Le revendeur n'est pas compliqué à trouver, il nous prévient que ces "buvards" sont assez forts.

Mais oui nous seront surement assez costauds pour en assumer les effets.

Le soleil décline, rougit puis disparait. Le phare de Kovalam rend visible ses fins et puissants faisseaux lumineux, tandis qu'apparait derrière nous, la douce lumière du cinquième jour de la lune ornée de Vénus.



Assis sur le sable nous contemplons le spectacle comme nous le comptemplons chaque fin de journée. Les substances n'y ajoutent aucun effet, mais l'instant préserve en nous le privilège d'en être les témoins. Nous rejoignons avec Steven la grande table d'une échoppe sur la plage pour partager le diner. Celle où nous échouons accueille déjà un certain nombre de voyageurs que nous croisons dans la journée portant sur eux une joie de vivre et une tranquillité d'esprit, Steven les connait tous et la conversation s'engage, tout va bien ! Après quelques quart d'heure les assiettes commandées nous arrivent. Un riz au légumes sauce curry gingembre redoutablement agréable à l'odeur.

Je consomme les premières bouchées comme une montée au paradis, la conversation entamée s'efface derrière mes papilles, je m'envole avec chaque saveur, pourtant je sens que l'on s'adresse à moi, que l'on s'intéresse à mon point de vue, que j'existe dans un monde dans lequel j'ai l'impression de ne plus exister. Suis je mort ? Je regarde mes voisins de table, je ne vois plus des êtres de chairs mais des squelettes qui absorbent leur repas. Je vois leur nourriture transiter vers l'oesophage vers l'estomac s'y dissoudre et poursuivre sa trajectoire. Je suis extrêmement impressionné, mal à l'aise, il me faut m'extraire de cette compagnie. Je ne sais pas comment se sent Alex, il est devenu secondaire. Steven perçoit mon malaise. "viens on va faire un tour sur la plage!"

Nous sortons du restaurant la plage est noire, le sable est sombre, le ciel est un tissus d'étoiles, balayé par les rayons du phare, puissants et réguliers comme l'horloge du temps.

Je m'allonge et me laisse absorber dans le sable, mon corps s'oublie, m'indiffère, mon esprit vagabonde sur la voie lactée.

J'entends la voix de Steven: imagine que tu sois allongé sur un des rayons du phare.....

J'y suis

Et je remonte le temps, de la haut je vois la plage et des corps allongés dans le sable, je vois tous les lampions multicolores qui s'agitent devant les guinguettes, je vois l'immensité de l'océan sillonné de filets d'argent, le son des vagues m'envahit.

Bon, je vous laisse, nous lance Steven en se levant, je vois que tout va bien!

Je réalise que j'ai un corps insensible et que je suis dedans mais mon esprit repars dans mes vagabondages.

Je retrouve mon rayon, la roue qui tourne, les secrets des origines du monde, je me fond au faisseau, il m'a absorbé...

Le temps n'a plus d'importance puisque je ne ressens ni le chaud, ni le froid, ni la pesanteur de l'incarnation, ni le sentiment du passé ou de l'avenir.

Je rentre, je vais dormir ......... me dit Alex. Le choc est violent me voilà de retour dans la réalité dans un corps incrusté dans le sable et encore paralysé, un esprit qui aborde les ténèbres. Il me laisse seul et je me sens soudainement vulnérable, réincarné et passif, sujet d'une folie qui semble s'être installée. Je suis incapable de bouger, incapable de m'opposer à ma solitude, prisonnier du sable, de mon corps et de mes angoisses naissantes.

Les faisseaux du phare poursuivent sans moi leur circuit célestes. Je bouge un bras, puis l'autre, d'étranges fourmillements me parcourent. Où sont passés mes tongs ? Le ciel est lumineux d'étoiles mais le sable est noir, je parviens à m'assoir dans cette obscurité, à la recherche de mes chaussures.

Je n'ai plus aucune sensation tactile, je ne ressens pas dans mes mains le granulé du sable que je brasse dans ma recherche, debout, ma plante des pieds est insensible, je marche vers la mer, le sable sec ou mouillé ne font aucune différence. Je vais jusqu'aux petites vagues qui viennent me caresser les mollets. Je ne sens ni l'eau, ni l'impact sur ma peau. La mer est une masse sombre et menaçante, mon esprit est troublé. Je suis seul dans cette nuit indienne, vêtu d'un simple tissus autour de la taille, dépourvu de chaussures et dépourvu de sensations tactiles.

Je n'ai aucune envie de dormir, j'oublie mes tongs, il me faut revenir vers la chambre, y prendre une douche froide pour redonner vie à mes sens et sortir de ce cauchemard. Je dois et je veux en sortir vite ! J'ai l'angoisse de rester bloqué, handicapé, abimé. Je traverse la plage en courant et pénètre dans les vergers de manguiers et de bananiers. Je cours de plus en plus vite, je ne sens aucun obstacle, mes pieds ne sentent aucune aspirité, aucun caillou, je cours à 20 centimètres au dessus du sol, ma foulée est longue, mes bonds sont impressionnants, j'aborde les rizières avec le même entrain, comme si je ne maitrisais plus la force irresistible de mon galop. J'éprouve un immense sentiment de liberté et une puissance Nietschéenne, mon angoisse se dissout dans cette course folle.

J'éprouve le besoin de retrouver Alex pour partager mes impressions après mon passage sous la douche. Sans aucun essoufflement je m'approche du puit, persuadé que l'eau glacé sur mon corps entier me rendra mon intégrité. Je me verse des seaux et des seaux sur mon corps, aucune sensation sauf celle d'être transparent, l'eau me passe à travers sans me toucher. Mes inquiétudes reprennent le dessus, dans la chambre les ronflements d'Alex me dissuadent de m'en remettre à lui. Je n'ai toujours pas sommeil, je dois brûler mon énergie, faire sortir le poison, me remettre les pieds sur terre.

Je repars, pieds nus, à la course, je traverse à nouveau les vergers et rivières, je veux rejoindre la lumière, les échoppes, les ampoules de toutes les couleurs, les rumeurs de musiques indiennes ... je cours et mon esprit se calme, mon invulnérabilité se confirme, mes jambes et mes pieds peuvent me mener au bout du monde...

Il est tard quand j'arrive près des échoppes, les lumières sont éteintes, je suis à nouveau seul sur la plage. Effondré de solitude, handicapé du toucher, pieds nus face à l'immensité d'un univers rythmé par les vagues et par le phare éveillé.

Au loin, toujours sur la plage un feu est allumé, les pieds dans l'eau je m'y dirige, une quinzaine de silhouettes semblent l'entourer.

A l'abri des embarcations, les pêcheurs sont rassemblés autour du feu, pas de musique, ils se racontent, évoquent les derniers épisodes de pêche et anticipent le suivant. Je m'assoie avec eux, le cercle m'absorbe comme l'un des leurs. Etrangement je comprend les questions de présentation qu'ils me posent en hindie. J'y répond sommairement puis ils reprennent leur conversation entre éclats de rire et coups de gueule. A la lumière des flammes, leurs corps et leurs visages racontent milles histoires. Je saisis la coupe en argile que mon voisin me tend. Un tchaï brûlant et parfumé. Une très discrète sensation de chaleur apparait. Une chaleur qui petit à petit investit mon corps entier. Je devine le trajet du liquide qui me parcourt, qui me traverse. Enfin je retrouve mes sens, une énergie apaisée qui mèle la douce chaleur des flammes à celle de ce thé et à celle de cette communauté qui m'intègre dans son histoire d'un soir au seuil des vagues. Il ne reste qu'un tapis de braises rougeoyantes, les corps s'étendent dans le sable, les yeux se ferment, les paroles se font rares, c'est le son du flux et reflux des vagues qui domine à présent. Je m'allonge également, la voute céleste est immense et terriblement vivante de mille étincelles. Je sens la fraicheur nocturne de l'air marin, je touche mes jambes, mes cheveux, mon torse, je sens à nouveau tout ça. Alors dans un grand soulagement, je me cale contre le corps de mon plus proche voisin et me laisse emporter par une vague de sommeil paisible.

Quand j'ouvre les yeux, le soleil apparait derriere les palmiers. Je suis seul sur la plage. Est ce que tout ça n'était qu'un songe ?

Non, je n'ai pas rêvé, quelques bûches noircies en témoignent, mes compagnons nocturnes sont déjà sur leurs embarcations au large, en silhouettes bienveillantes.

 

 

 

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