Chapitres 1 à 8
Jusqu'à Demain
Chapitre un
Paris : Janvier 1976.
Benoît, élève plus brillant que moi au regard vif, à l’éloquence rare et efficace, n’est pas bien grand et s'habille de vêtements aux couleurs assez vives. Il s’exprime avec économie et marque sa présence par sa faculté à se placer en marge du conventionnel.Au coeur de cette sinistre année de Seconde qui s'amorce, dans ce lycée parisien sans cour, sans arbre, il est le seul dans la classe avec qui il me semble pouvoir partager.
Ses probables mondes intérieurs que je suppose multiples sont rapidement devenus ma quête, ils pourraient ressembler à ceux d'un frère d'arme.
Une petite fenêtre s’ouvre, un rêve existentiel. La communication est immédiate et profonde.
Dès lors, les autres élèves, les professeurs, les murs de l’école, la famille et mes amis s'engloutissent dans un flou lointain et opaque.
Nous fréquentons de moins en moins les cours ; dans les rues du quartier, sur les bords de la Seine, dans des bistrots vieillots, nous bâtissons nos rêves. La fenêtre de ma chambre au premier étage donne sur une courette, mes fugues nocturnes mènent mes pas vers les marches et les jardins du Sacré Cœur, les échafaudages des maisons en rénovation, les lieux sous les étoiles, les lieux où durant des heures, nous échangeons des ailleurs.
« Encore heureux qu’on va vers l’été » de Christiane Rochefort est devenu un de nos livres de chevet, l’histoire d’une classe entière qui interrompt son cours, se lève et part en fugue dans les campagnes.
Lou Reed, Bowie, King Crimson, Jim Morrison accompagnent ces moments, un monde s’ouvre à moi où musiques et lumières laissent entrevoir la possibilité d'une vie.
Les parents de Benoît m’accueillent avec une grande bienveillance et une simplicité remarquable. Ses grand frères, cheveux très longs, yeux maquillés, et santiags léopards nous invitent à écouter les Rolling Stones dans leur chambre, l’ambiance est vivante et décontractée , l'inverse de celle qui règne dans l'appartement un peu vieillot de ma famille.
Chez Benoit les enfants vouvoient les parents. Le choc est remarquable : respect des parents mais liberté des enfants !
Et moi je me love dans cette ambiance.
Mon nouveau pote incarne à mon sens, la direction que je dois prendre.
Partir vers le Sud, s’imprégner de soleil, retrouver Rimbaud, Van Gogh, Verlaine et toutes leurs ivresses délirantes…. Nos voyages imaginaires, petit à petit, prennent la forme de projets concrets alors que notre présence au lycée devient de plus en plus abstraite.
Seuls les cours de français trouvent grâce à nos yeux. Aldo, professeur libertaire a saisi que nous étions dans son camp et une complicité amicale et philosophique nous conduit jusqu’à son domicile. Ainsi, un adulte plus âgé que nos propres parents peut nous comprendre et partager nos horizons.
Son petit appartement est composé de deux pièces, la première sert d’entrée, de cuisine, et de bibliothèque. Toute place vacante est occupée par des bouquins.
La seconde pièce est vide. Une lumière tamisée, un mur entier recouvert de feuilles mortes de platanes et d’érables ramassées dans les parcs, une rose fraiche dans un vase . Un seul meuble bas abrite une platine, un ampli et deux enceintes..
Assis sur un simple matelas ou sur le tapis, nous conversons le soir après les cours. Aldo sert le thé à la cardamone et nous fait découvrir les Pink Floyd.
Dans ce petit appartement parisien, nos 16 ans se posent dans un jardin philosophique où germent des rêves d’horizons lointains.
Jamais je ne peux m’attarder chez Aldo, ma mère est de plus en plus tendue et inquiète en constatant mes retards à la maison et mon indifférence totale à l’école et à la vie familiale.
Est-ce que je me drogue ? Suis-je influencé par un camarade, pire, par un professeur? Chaque silence de ma part lui suggère un soupçon et chaque soupçon me pèsent comme un injuste fardeau.
La seule issue possible partir. ………
Un soir, après une altercattion et quelques claquements de porte, à bout de nerfs, je lui avoue mon projet de départ vers le sud.
"Tu veux quitter le lycée, vivre à la campagne ? très bien ! alors je connais un endroit dans le Lot où tu pourras garder les chèvres. C’est une famille d’accueil qui s’occupe de jeunes en rupture, tu seras payé…. ou bien, tu reprends les cours normalement et sérieusement. Pas d'autres choix !
Adieu les projets d’une fugue sans argent, ma mère sent ma détermination à partir et me tend un filet de sécurité. Le Lot me rapproche de la Provence et m’éloigne de ma scolarité et de la lourdeur familiale. J’accepte la proposition.
Tu pars dans 2 jours, va préparer tes affaires !
Elle est effondrée et ne veut rien laisser paraître, elle perd son fils pour qu’il ne se perde pas.
Cussou (Lot) : Février 1976-.
Voilà un mois que je suis dans cette ferme, le couple qui me reçoit m’a accueilli fermement et chaleureusement.
Les petits matins sont gelés, Robert, le patron me montre comment mener le troupeau de chèvres en évitant les champs de luzernes pour rejoindre les forêts de chênes et la garrigue des collines alentours. J’apprends la traite, l’entretien de la chèvrerie et le soin à apporter aux femelles en début de gestation.
En fin de journée, Nicole sa femme pose de grosses gamelles sur la grande table autour de laquelle chacun raconte sa journée. 3 jeunes majeurs aux allures de voyous rock'nroll sont ici pour s’occuper du reste de la ferme .Poules, cochons, et potager.
Le samedi Robert et Nicole, sa femme, vont sur le marché de Cahors pour vendre leur produit.
Avant l’arrivée de la neige, je savoure les moments de soleil dans les collines, les siestes sous les arbres et les sons feutrés des forêts d’hiver.
Ma grande chambre est sous les combles, un grand parquet propre et sombre et des lucarnes sous le ciel.
Dans l’esprit de ce que j’avais vu chez Aldo, j’ai décidé de ne garder que le lit et de faire de ce beau lieu, une chambre aux allures monastiques après avoir placé mes affaires dans une remise voisine.
Au regard de l'austérité de ma chambre, celles de mes collègues paraissent très encombrées. Posters d'Eddie Cochran, d'Elvis ..., photos, bougies, instruments de musique et bien sûr chaque chambre a son électrophone.
J’ai découvert mes compagnons à travers toutes les soirées passées à se raconter nos histoires d’avant. La mienne est plutôt brève, la leur est peuplée d’obstacles, de cicatrices, de conneries et de rock’n’roll.
Ils m’ont accueilli comme un petit frère , je me sens avec eux en pleine sécurité.
Ils sont tous d'origine de mon quartier entre Barbès et Place Clichy et nous nous dévoilons chaque soir un peu plus, dans une ferme perdue du Lot. Quelque fois les soirées se passent devant la télé, d'autres fois dans la chambre de l'un ou de l'autre pour écouter du rockabilly, en fumant du mauvais tabac.
Le coté communautaire ne me déplait pas, mais je ne me vois pas rester éternellement …
Découverte d’une végétation d’hiver, les feuilles des chênes blancs se recroquevillent, celles des hêtres sont déjà au sol. Les forêts laissent percer le soleil au travers des branches dénudées qui projettent des ombres intrigantes. Surgissent en pleine lumière, les mousses et les lichens habitués à rester discrets lorsque les arbres sont en feuilles.
Passé le champ de luzerne j'emmène mon petit troupeau explorer les hectares à notre disposition. Je découvre des arbres centenaires, d'impénétrables rideaux végétaux, des clairières secrètes, des ruines pas tout à fait effondrée aux allures de palais d'Angkor.
L'autre fois je me suis endormi au soleil, sans doute ma façon de ne pas voir les heures passer. Lorsque la fraicheur de la fin de journée m'a réveillé le troupeau n'était plus là, plus un son de cloches et de clochettes. Grand moment de solitude, nous sommes loin de la chevrerie. Parcourir les 13 hectares à la recherche des chèvres que j'imagine désorientées perdues et en proie aux prédateurs?
La nuit tombe, il est préférable d'aller annoncer la piteuse nouvelle à la ferme. Je marche d'un bon pas, l'âme en peine, j'imagine déjà le patron les bras croisés, le regard sévère sur le pas de la porte.
Pourtant lorsque je m'approche tout est calme dans l'obscurité. Seules les fenêtres de la batisse projettent de faibles lumières sur le pavé de la cour. Soudain j'entends un bêlement et le son de la grosse cloche pendue au cou de la meneuse du troupeau. Elles sont là, rentrées seules dans leur enclos, impatientes de recevoir la pitance du soir. Envie de les embrasser toutes. Double ration ce soir avant la traite.
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De son coté, Benoit fait le grand pas et me rejoint à la ferme, il laisse simplement un mot sur l’oreiller annonçant à ses parents, son départ et sa destination.
Robert accepte de le recevoir après avoir téléphoné aux parents d
e Benoit. Il m’aidera à la chèvrerie.
Ainsi nous nous retrouvons un peu dans le monde dont nous avions tant évoqué les contours dans nos imaginations parisiennes. Les forêts, le Sud, une humanité rude et collective et un troupeau de chèvres à mener dans les collines. J'entraine Benoit dans mes explorations forestières.
Des vieilles ruines perdues sous les arbres , nous extrayons divers objets qui viennent encombrer la chambre que je voulais austère et qui devient brocante. La chambre est peuplée d'un mélange hétéroclite de cage à oiseaux rouillées, de jolies pierres, d'écorces moussue et d'autres êtres de la nature.
Les jours passent et un plus vaste monde rêvé semble nous appeler ailleurs ….
Partir plus loin, plus bas vers la Provence avec nos 150 francs de salaire mensuel ? Notre paye du mois d’avril ne vient pas. Robert a dû flairer quelque chose, il retarde tant qu’il peut sa remise et nous pose des questions. Pour obtenir notre argent nous prétextons un aller-retour sur Paris pour saluer la famille.
Il n’est pas dupe, nous prend 2 billets de train pour Paris et nous accompagne à la gare de Cahors.
Comme deux ados un peu accablés, retour dans notre ténébreuse capitale. Retour à la case départ. Je suis fraichement accueilli par ma famille. Sois je reste pour poursuivre mes études l’année suivante dans une « école alternative » soit je retourne à mes chèvres.
Je choisi la première solution sachant que mon passage à la chèvrerie ne fut qu’une étape salutaire pour échapper à mes propres états d’âme.
Mes parents me demandent de ne plus fréquenter Benoit, mon complice désabusé prêt également à reprendre son cycle scolaire.
Je le retrouve un soir dans les rues de Montmartre, nous décidons de rompre le contact, chacun son chemin. Jamais, jusque-là je n’ai rencontré quelqu'un qui me tire autant vers le haut, mes parents n'ont pas compris la valeur que je lui accorde. Mais j’obtempère, je renonce presque comme si je m’étais résolu à ne pas le décevoir lui même davantage, comme si j’attendais d’avoir plus vécut, pour mieux le retrouver dans une autre vie. Nous nous serrons la main et je rentre tête basse à la maison.
Chapitre 2
Banlieue Ouest de Paris : mai 1979
Il y a quelques mois, j’étais en banlieue parisienne pour rencontrer Léo, directeur de l’école qui acceptait de me voir collaborer à son projet d’école du voyage.
Ne doutant de rien, fort de mes expériences diverses d’animateur et de mon premier « grand » voyage seul au Maroc que je venais d’effectuer, j’ai écrit à Léo, pour lui dire combien j’avais apprécié la lecture de son livre au sujet de ses nouvelles méthodes pédagogiques de l’enseignement.
Longue lettre manuscrite à l’encre turquoise dans laquelle je livrais mes propres réflexions sur le système scolaire classique.
Mes 19 ans appelaient de nouvelles étapes et une suite favorable dans mon idée de devenir éducateur, voir professeur en milieu ouvert.
L’entretien fut rapide, vingt minutes peut-être, presque expéditif.
« Le 15 septembre si je ne t’ai pas donné de nouvelles, tu rejoins Athènes, tu prends le bateau au Pirée pour l’ile de Chios. Là, tu prends un bus qui t’amènera dans le village voisin de Skardana. Le voyage est à tes frais, on verra plus tard comment te dédommager. Ton profil peut nous intéresser, on pourrait avoir besoin d’encadrement sur place »
Dans la rue, je suis sonné, je viens d’obtenir du travail et du voyage ! Il me reste un été pour trouver un job en attendant de partir rejoindre ce groupe de jeunes en rupture scolaire ou familiale.
j’avais moi-même été cet élève dont le regard est fixé sur le seul arbre de la cour de récréation, dont l’esprit se refuse à imprimer la parole de l’enseignant, dont le corps appelle en vain l’ivresse d’autre chose.
La plupart des weekends, en participant à un groupe d’ados je redevenais moi-même en rejoignant mes amis pour camper, cuisiner sur le feu, dans les forêts proches de la capitale. Mais la structure me semblait encore trop restrictive.
Les jours de semaines interminables entre l’école et la maison me laissaient mélancolique. Empruntés à la bibliothèque municipale du quartier, Je dévorais le soir, les livres qui concernaient les expériences communautaires, Woodstock … et les expériences de pédagogies alternatives. Il me manquait une dimension. Je voulais du sans limite, « des semelles de vent ».
Aujourdhui, c'est la faculté que je quitte pour prendre la mer et découvrir Skardana dont le seul nom me fait déjà rêver.
Port de Chios : 16 septembre 1979.
Il fait encore nuit quand le gros ferry accoste sur le quai de Chios, de nombreux dockeurs et commerçants sont au rendez vous pour décharger les cales. Notre bateau semble géant en manoeuvrant dans ce petit port. Les amares sont larguées, les cordes jetées sur le quais , je sens le cognement mat et profond de la coque qui se frotte au flanc d'une ile qui s'éveille.
Sur terre, je tangue un peu en rejoignant le café d'en face d'où je pourrais voir repartir mon bateau.
Assis devant une table en formica vert entouré de murs bleus éclairés aux néons, je découvre sans grand plaisir le café grecque servi avec son marc.
Trois coups de sirènes de bateau, le batiment géant s'éloigne, le ciel s'éclaicit, le jour se lève, il me semble qu'il efface ma vie d'avant et le ferry s'éloigne. Un chapitre va s'écrire.
Skardana -Chios: 16 septembre 1979
Comme dans les catalogues, toutes ces maisons blanches aux terrasses plates, le bleu de la mer Egée, les cotes de la Turquie voisine ... .et les ruelles étroites aux portes et fenêtres encadrées de bleu, un décor idyllique pour descendre du bus et prendre pied sur cette terre.
La navette de bus local passe chaque jeudi pour amener d’éventuels passagers, et de quoi fournir le seul commerce du petit village, une épicerie bar avec quatre tables sous le figuier.
J'ai l'impression de faire un bond incroyable vers le passé, avec mon sac à dos je me sens presque anachronique dans ce décor ancestral. Pourtant les quelques vieux assis sur les bancs ne semblent pas calculer ma présence, je suis transparent. Je parviens à me faire indiquer où se trouve la "french school".
- Traversez les marais, passer devant la noria et le hameau est là !
Quatre ou cinq maisons autour d'une petite esplanade abritée d'oliviers, une grande table en bois, des murets, la chèvre et les poules qui se promènent et une bande d'enfants et d'adolescents souriants et un peu désoeuvrés.
Un jeune couple me regarde arriver. Cathy et Joël sont assis en haut de l'escalier en pierres.
Je me présente à eux :- Je suis venu vous donner un coup de main, c’est Léo le directeur qui m’envoie ….
Elle est mince, légère, souriante, cheveux blonds, lui a de longs cheveux bouclés noirs, la peau mate, les yeux bleus, le regard parfois rieur et parfois taciturne. Un peu taiseux, il n’est pas hostile, mais ne se livre pas.
Cathy éclate de rire.
- C’est une blague ! on a besoin de personne ! On a même pas de quoi nourrir tout le monde ! Tu viens pour quoi faire ?
-
Euh…, je parle un peu l’anglais et j’ai de l’expérience dans l’encadrement de jeunes … j'ai un peu voyagé ....
Joël aperçoit mon appareil photo, un canon ultra compact avec un mini zoom, nous conversons autour de cette nouvelle technologie, puis autour des problèmes inhérents à ce lieu de vie.
…., mais maintenant que tu as fait le voyage, reste un peu là avec nous, tu t’occuperas de l’intendance avec la maigre bourse dont nous disposons…
Malgré ma déception je trouve mon intégration lumineuse et rapide, inquiet tout de même de devoir m’occuper des ravitaillements et de la cuisine pour un groupe d'une quinzaine de personnes.
Cathy me rassure tout de suite en me disant qu’elle m’aidera dans ma tâche.
Nous passons quelques heures à discuter du fonctionnement ou du disfonctionnement de l’école, ils me parlent de Jean-Louis qui dirige la base et qui rêve de créer sa propre école dissidente avec une partie des enfants dont les parents seraient d’accord.
Jean-Louis est un personnage sombre, plus âgé que Cathy et Joël qui accepte ma présence sans enthousiasme.
Voilà une semaine que je suis là, j’ai l’impression d’être utile.
Cathy m’apprend à monter à cru sur la jument, ce qui me permet d’aller chaque jour à l’épicerie du village voisin. J’apprends rapidement les bases du langage grec quotidien et mes relations avec les jeunes du groupe sont au beau fixe.
A mon retour du village au petit matin, Cathy traie la chèvre dont nous buvons ensemble le premier lait chaud en attendant que tout le monde se réveille. J'aime traverser les marécages à l'aube, j’aime retrouver Cathy au matin pour qu'on se raconte nos passés et refaire le monde, j’aime être là parmi le groupe, j’aime ces cabanes en pierres, mais il me manque déjà le vagabondage.
Avec la moitié de mon argent gagné l’été dernier, je propose aux enfants de faire une escapade en Turquie que l’on discerne à l’horizon.
Cinq d’entre eux acceptent ma proposition et je nous fixe un parcours de découverte à travers la Turquie antique. Apprentissage de la langue, de l’histoire, de la géographie, bref du voyage !
Je me sens enfin dans mon rôle, une aventure vers l’inconnu et une fonction pédagogique auprès d’enfants qui s’ennuient fermement.
Nous restons une dizaine de jours en Turquie à vagabonder dans les vestiges des différents sites antiques non encore fouillés, vierges de toute exploitation touristique. Nous sommes reçus partout avec sourires et bienveillance, le principe de notre école suscite beaucoup d’intérêts et d’aides, même de la part des plus modestes.
Dans les ruelles d’Izmir, nous découvrons les échoppes, les hammams au rythme des appels à la prière, nous nous déplaçons avec des moyens locaux pour découvrir avec émerveillement une civilisation ancienne, accueillis par les paysans voisins nous faisant l’honneur de nous héberger gracieusement.
Les enfants sont ravis, certains ont déjà voyagé dans le désert d’Afrique du Nord, d’autres découvrent l’errance.
Leur voyage est mon voyage, mes yeux sont les mêmes que les leurs, un regard neuf sur des sites anciens, nos bains dans les sources et chaudes de Pamukkale, les splendeurs d’Ephèse et d’Aphrodisias, les nuits sur des tapis volants chez un marchand qui déploie tout son stock pour nous servir de couche, un pas vers un orient accueillant que nous abordons avec bonheur.
Notre retour au hameau se fait chargé de belles images et de débrouillardise. Plus de monnaie en poche sauf quelques pièces antiques offertes par nos hôtes durant notre parcours.
Les jours passent et les mandats de France arrivent au compte-goutte. Chaque parent paye mensuellement à l’école qui nous reverse par mandat la somme nécessaire. Le compte n’y est pas … Jean Louis, Joël, Cathy grondent. Les enfants également. Ils sont venus pour vivre un voyage et les voilà englués dans une passivité sans fin.
Jean Louis prends la parole :
- La situation ne peut plus perdurer, nous allons créer une école dissidente répondant aux objectifs réels d’une école de voyage. J’ai quelques contacts en Irlande où nous pourrions nous installer sous forme d’association. Il faut proposer ça aux parents en leur expliquant la situation….
Dans 10 jours, il y a l’Assemblée Générale de l’Ecole, il faut rédiger une lettre ouverte aux parents, leur proposer nos nouveaux statuts, après … qui m’aime me suive !…
Je n'aime pas particulierement Jean-Louis mais l'idée de m'ancrer dans le groupe m'invite à proposer mes services pour rédiger la lettre ouverte et les nouveaux status sur une vieille machine à écrire .
Ce projet emporte mon enthousiasme, création d’une nouvelle aventure dans de nouveaux lieux avec de nouveaux moyens.
Je propose de mettre l’argent qui me reste du travail de l’été dernier dans un billet d’avion me permettant de me rendre à Paris pour être présent lors de l’assemblée générale et relayer la validité de notre cause " révolutionnaire "!
Octobre 1979- Paris Assemblée Générale de l’Ecole en bateau. Paris.
Avant-hier, dès l’instant où j’ai quitté notre petit îlot de vie, l’inquiétude a pris racine en moi. Le bus jusqu’au port de Chios, le bateau jusqu’au Pirée puis l’avion.
Et Paris au bord du gouffre, de mon gouffre. Je porte dans mes bagages l’espoir d’un groupe d’enfants et adultes amers, désireux d’horizons meilleurs. Lourds bagages....
A cet instant dans le hall d'entrée d'un amphithéatre, je suis accueilli parmi les autres participants par le directeur: Léo.
L’homme ne semble pas m’identifier. Visage bronzé, sourire permanent, je sens une interrogation dans son regard.
- Bonjour Léo, je suis l’émissaire de Skardana, je viens présenter le bilan de notre groupe à l’assemblée. C’est toi qui m’a envoyé là-bas lors de notre rendez-vous du mois de mai dernier !
Son sourire se fige, j’étais visiblementtotalement sorti de son esprit.
-
Il semble qu’il y ait des difficultés à Skardana, j’entends des rumeurs de la part de certains parents…. Me répond-il après quelques secondes.
-
C’est pour ça que je suis là, pour expliquer la situation à tout le monde.
Il me fait signe de pénétrer dans la grande salle dont les gradins sont presque tous occupés. Léo ajoute qu’il m’appellera lorsque je pourrais intervenir sur l’immense estrade qui nous fait face.
Parents, pédagogues, psychologues, professeurs, et de nombreux journalistes ont été invités.
Léo, fringant, souriant présente le diaporama d’un groupe d’enfants de l’école partis sur un voilier en méditerranée. Les photos présentent une vraie joie de vivre, des esprits libres, des sourires, du soleil. Au micro, présentation pédagogique du directeur sur les vertus du voyage pour un enfant en péril scolaire ou social.
Il poursuit ensuite par le voyage d’un autre groupe en caravane dans le désert. Même ambiance, coté dunes. Les jeunes présentent des visages épanouis ils tiennent un journal régulier narrant leurs aventures. Les nouvelles sont très bonnes !
Applaudissements. L’assistance est conquise, les journalistes tiennent un bel article au sujet de la scolarité alternative et ses réussites, les parents sont ravis et rassurés ....
-
Et nous avons un invité innatendu qui nous arrive tout juste de Skardana en Grèce pour
nous expliquer la situation de ce groupe….
Léo est crispé, mes jambes flagelles en descendant les gradins qui me mènent à l'estrade. La fosse aux lions !
Mon âge ne me semble pas légitime pour délivrer sans heurts le message dont je suis porteur…
Un silence attentif règne dans la salle. Je présente le plus fidèlement possible la situation de Skardana. Nos difficultés, l’absence d’argent et de perspectives, l'impression d'être les oubliés de l'école. Puis je poursuis en exposant le projet de Jean-Louis, la création d’une école dissidente dotée de nouveaux statuts.
Je sens la salle septique, Léo reprend la parole.
-
Je pense qu’il s’agit d’une mauvaise organisation du groupe de Chios, certes il y a quelques retards mais de l’argent est régulièrement envoyé sur place. Le voyage c’est aussi apprendre la débrouillardise et l’économie, la gestion ...
Il s’engage alors dans un certain nombre de théories pédagogiques, tentant d'apaiser les parents
légitimement inquiets pour leurs enfants délaissés sur une ile, en situation précaire.
Ma colère monte
-
…certains enfants attendent depuis des mois à Skardana sans pouvoir partir en voilier ou en caravane dans le désert ,sans faire l'expérience d'un vrai voyage.
Il gronde puis rétorque avec prestance:
-
On peut aussi être sédentaire à Skardana et le vivre comme un beau voyage ….
Je me sens écrasé par l'hostillé de la salle distillée par Léo. Il poursuit :
-
Jean Louis veut créer une autre école, c’est son droit, mais sachez que ce sombre individu a un passé douteux, l’ayant récemment appris, j’avais l’intention de m’en séparer.
-
Il ne me reste pour moi qu’un pauvre papier en main pour présenter un projet hasardeux mené par un « sombre individu au passé douteux » piètre tâche dont je suis chargé.
Je veux abandonner, rentrer chez moi et laisser s’affronter deux mouvements telluriques. Avant de jeter l’éponge, la voix un peu étranglée je poursuis tout de même presque malgré moi :
-
Il semble que si le passé de Jean-Louis est douteux, ton présent l’est également car les rumeurs courent également à ton sujet jusqu’au bout de la Grèce ! Je ne remets pas en cause l’Ecole en bateau , mais certains enfants ont témoigné de t’avoir senti très très proche, trop proche, durant leur périple en ta compagnie !
Coup de théâtre dans l’amphithéâtre, les parents et les journalistes se lèvent et posent à voix hautes et ensemble, leurs questions. L’estrade de l’amphithéâtre est rapidement investie par les participants.
Une certaine agressivité s’empare des parents partagés entre l’inquiétude et la colère de me voir déboulonner la statue de Léo, concepteur, accompagnateur et directeur d’un tel projet.
De ces rumeurs certains enfants m’avaient en effet parlé pour les avoir vécu ou bien pour les avoir entendu. D’autres enfants ayant voyagés en compagnie de Léo n’avaient pas eu à se plaindre du comportement de ce directeur et au contraire, en vantaient les mérites.
En une phrase, me voilà le délateur d’un monument vacillant sur un socle que l’on croyait tellement solide !
La séance est levée, Léo est dans une colère noire, disparait de ma vue derrière le cercle de personnes qui m’entourent et me pressent de questions. J’explique à nouveau notre situation, je rassure les parents, je tente de dédramatiser, les enfants vont bien mais s’ennuient sans réels moyens de voyager…je raconte notre escapade en Turquie (à mes frais) et les bienfaits apportés aux enfants.
Une belle femme brune forte et déterminée se détache du cercle et se présente :
Je suis Marie Laurence, la maman de Nicolas qui est parti avec toi en Turquie, il m’a en effet raconté son petit voyage par courrier, il a beaucoup apprécié, mais je suis également la secrétaire générale de l’école et je vais prendre en main la situation.
Je la sens partagée entre la colère et l’estime, son ton se radouci et les parents repartent petit à petit, remettant leur confiance à Marie Laurence qui leur assure de prochaines nouvelles rapidement.
En effet elle prend les choses en main personnellement
-
Je repars avec toi au plus tôt à Skardana avec une certaine somme d’argent, on va mettre un peu d’ordre dans cette histoire. L’école prend en charge ton billet d’avion. On va organiser le rapatriement de ceux qui veulent suivre Jean-Louis, ou ceux qui veulent rentrer, les autres resteront à Skardana en attendant leur départ pour un périple.
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Je suis abasourdi par sa rapidité d’initiative, elle justifie, par cette décision, ma venue à Paris. Mais je la sens déterminée à également y voir plus clair au sujet des comportements du directeur.
Durant le vol entre Paris et Athènes nous reparlons à cœur ouvert, elle trouve mes arguments recevables je trouve le principe de l’école remarquable. Une vraie sympathie se met en place entre nous.
Aussitôt arrivé à Skardana, Marie Laurence organise le départ des adeptes d’une nouvelle structure dès que les parents auront donnés leur accord. Elle-même rapatrie son fils.
Il ne reste que 3 enfants et puis Joel, Cathy et moi , Marie Laurence me charge des suites de l’aventure
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Il te revient de t’occuper de l’avenir du lieu, je te recommande de vendre les animaux, et de vous trouver des petits boulots sur l’ile en attendant de voir ce que l’on peut faire pour le bon fonctionnement de cette base.
Ainsi 2 mois après mes premiers pas à Skardana, me voilà responsable d’un lieu pédagogique en péril
Skardana-Chios : novembre 1979.
Aujourd'hui le ciel est bas ; la mer est sombre et agitée . Les enfants, Alban 10 ans, Leila 14 ans et Sylvia 15 ans dorment dans la maison voisine. Joël, Cathy et moi partageons la première chicorée du matin.
Un jour se lève et Skardana s’éteint, il nous reste très peu d’argent en réserve, chaque jour ressemble au précédent sans qu’aucune éclaircie ne se dessine.
Deux hommes apparaissent dans notre domaine, en costume cravate, l’air préoccupés. L’un se présente comme le maire du village voisin, l’autre comme le consul de l’île.
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Vous devez quitter les lieux le plus rapidement possible …
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Mais pourquoi donc ? Quel est le problème ?
L’idée de revenir vers la France ne nous est pas vraiment désagréable, seuls nos moyens ne nous permettent pas d'envisager un tel périple.
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On ne peut pas vous en dire plus, mais vous ne pouvez pas rester là !
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Quitter les lieux sans l’argent nécessaire pour le voyage … ?
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On vous paiera le trajet en bateau jusqu’au continent avec une somme d’argent pour regagner votre pays.
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Nous disposons d’un « tube », un antique fourgon aménagé désordonné, la route sera longue jusqu’à la France mais peut être possible avant le plein hiver.
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Si on vous pose des questions, dites que vous faites partie du Club Méditerranée …
Je souris à l’idée que l’on puisse croire un instant que nous puissions être les G.0 d’un club méditerranée rapatriant les enfants d’un mini club.
Les cheveux de Joël et moi nous tombent sur les épaules Cathy ressemble à une grande adolescente et les enfants sont habillés avec le peu de vêtements qui leur reste, maintes fois lavés à la noria du hameau.
Seul Joël a son permis de conduire. Il se sent d’attaque pour assurer le retour. Nous acceptons l’injonction d’un départ imminent. Les deux hommes posent sur la table une enveloppe remplies de drachmes grecques et le journal « Le Monde » d’un jour précédent.
-
Dans 3 jours il y a un bateau qui rejoint le Pirée. Vous n’aurez pas à payer, nous nous occupons de réserver une place pour votre fourgon et ses passagers.
Nous voulons nous assurer que rien ne nous est reproché, nos papiers sont en règle, point d’alcool ni de drogue, pas de délits ou de délinquance. Le consul semble très évasif, il invoque une très vague histoire de mobylette disparue quelques années plus tôt au village voisin.
Rien ne permettant de penser que nous puissions devenir indésirables sur cette île. Sauf cette impression d’oisiveté qui était réelle….
Malgré notre satisfaction d’avoir enfin la possibilité de mettre fin à cette période désœuvrée , cet ordre reçu de représentants de l’état en costumes sombres nous laisse perplexes et mal à l’aise.
Par la fenêtre de la cabane, nous les voyons s’éloigner, le temps s’est figé, le café refroidi. Nous ne
savons pas si nous devons nous réjouir ou nous inquiéter d’une telle nouvelle. Cathy brise le silence.
-
Etrange histoire, ils ne nous ont même pas présenté leur carte ou leurs papiers, on ne sait d’eux que ce qu’ils nous ont dit, ils n’ont pas demandé de voir les enfants ……. Je n’aime pas bien ça !
-
Nous échafaudons toutes les hypothèses pour connaître la vraie raison de ce départ précipité: les frictions internes à la direction de cette école, les doutes des parents, les déviances possibles de certains adultes des différents groupes ? Mille choses peuvent nous échapper dans cet écrin entouré de garrigues et de marais.
Joël se saisit de l’enveloppe contenant l’argent des hommes en noir.
La somme n’est pas mirobolante, elle devrait probablement nous aider à quitter la Grèce mais ne nous permettra pas d’aller très loin.
Son regard tombe sur le gros titre du journal abandonné sur la table « le ministre Robert Boulin est mort »
Joël et Cathy sont stupéfaits, Robert Boulin, maire de Libourne la ville où tous deux résidaient en France, il y a seulement quelques mois !
L’article nous apprend qu’il se serait suicidé dans un étang suite à un scandale immobilier.
Etrange coïncidence , J'apprend que Jean-Louis avait quitté la France pour la Grèce après avoir fait parti d'un groupe d'activistes à Libourne. Joël qui l'avait connu à Libourne, avait décidé, avec Cathy de le rejoindre pour participer à l'aventure de Skardana
Je laisseCathy et Joël face à leur désarroi, à leur surprise ; Dehors l’air est frais, le ciel toujours gris et bas, un ciel tourmenté.
Je descends le sentier vers les marais comme si c’était la dernière fois.
Novembre 1979 Skardana Chios
Joêl, le corps courbé vers le moteur du vieux fourgon s’assure de l’état des pièces apparentes et des niveaux. Cathy et moi nous occupons de l’organisation à l’intérieur du véhicule, les enfants préparent leurs affaires. Leila m’emprunte ma chemise blanche préférée, Sylvia nous joue un dernier air de guitare avant de partir et le petit Alban sourire aux lèvres semble ignorer le périple à venir.
Nous lui avons savonné la tête puis rasé les cheveux, les démangeaisons de poux le rendait extrêmement irritable et mal à l’aise. Depuis la vie lui semble plus légère, plus acceptable. Nous autres, nous nous sentons également habités par ces insectes, mais nous projetons d’attendre d’être à Athènes pour nous traiter efficacement.
L’ambiance est joyeuse car finalement c’est un peu le voyage que chacun espérait sans que la destination fut prévisible. Nous quittons définitivement les lieux sur injonction, c’est un échec ; nous partons pour l’aventure c’est une réussite !
30 novembre 1979 Athènes
C’est mon anniversaire, 20 ans ! Le fourgon est garé dans une rue en pente, la ville est bruyante et secouée de manifestations orageuses.
Sur le trottoir Cathy m’offre une paire de baguettes chinoises en bois de palme qu’elle extrait de ses affaires, je suis touché par ce présent que je n’attendais pas. Sa présence joyeuse me rassure et notre complicité immédiate croît jour après jour. Joël est silencieux. Néanmoins il ne quitte pas un sourire complice de frangin qui donne à notre équipée une heureuse sensation de mobilité. En parcourant le vieux quartier nous croisons une auberge de jeunesse YMCA qui propose des tous petits prix pour dormir en dortoir. Délicat de s’offrir ce luxe pour nous tous ! Joël, Sylvia et Leila décident de rester dormir dans le fourgon. Cathy, Alban et moi retenons trois lits. A la faveur du bouillonnement des allées venues permanentes des nombreux jeunes voyageurs dans l’établissement, nous parvenons à nous doucher tous les six, tour à tour, savourant un décrassage nécessaire.
Malgré cela, les sales démangeaisons sur mon crane révèlent toujours la présence d’une grande famille de poux dont la prolifération m’inquiète sérieusement. J’ai très envie de passer cette nuit tranquille sur un vrai lit sans avoir à me soucier des croûtes vivantes qui nichent dans ma chevelure.
Joël me parle d’un procédé radical d’éradication des bestioles, une friction du cuir chevelu au pétrole. Sans attendre, je vais acheter une petite bouteille d’essence que je me verse sur la tête.
Le résultat est immédiat, des milliers de petites pattes grouillent aussitôt sous mon bonnet dont je me suis recouvert la tête. Impossible de rester en place, mon crane est à vif, j’ai la sensation que les poux vont me manger le cerveau.
Sans calculer, je me mets à courir dans les rues d’Athènes, pour éviter de rester statique et subir ce cauchemar. Je cours longtemps avec une envie de hurler avant de regagner l’auberge pour me rincer longuement les cheveux. Les plaies sont à vif, ma nuit n’est pas très bonne.
Au petit matin, Cathy sort seule dans la rue pour réceptionner nos duvets que nous jetons par la fenêtre, et nous sortons sans payer, les mains dans les poches, satisfaits par la maigre économie que nous venons de réaliser.
Yougoslavie : décembre 1979.
La campagne Yougoslave présente son plus triste profil, le ciel est lourd et noir des fumées d’usine, au bord des routes de tristes travailleurs aux visages sombres chargent sur leurs épaules la misère de la région.
La Grèce nous manque déjà, la traversée du pays a été rapide jusqu’à la frontière yougoslave, le mois décembre est lumineux, nous avons fait une légère pose à Delphes.
« Connais-toi toi-même « est gravé sur le fronton d’un temple. Les pythies nous le confirment avant que nous reprenions la petite route en lacet.
Cathy a acheté un fromage de chèvre, par petites touches nous le savourons pendant le trajet.
Au loin, un jeune autostoppeur lève le bras au bord de la route, Joël commence doucement à freiner, le système de freinage commence à être défectueux.
-
Planque le fromage s’il te plait … Dit-il à Cathy, et j’acquiesce …
En une phrase définitive, elle réprouve notre attitude et notre absence de partage.
Finalement l’autostoppeur extrêmement discret, souriant , a gouté et savouré notre trésor à sa juste mesure. J’ai eu un peu honte de ma première réaction…
Mais nous voilà dans le centre de la Yougoslavie, c’est comme si nous avions changé de latitude, le climat est froid et humide, les épiceries de villages déshérités présentent des rayons presque vides sous des néons blafards. Quand nous descendons du camion avec le chien Fox qui ne nous a pas quitté, les gens s’écartent et nous jettent des regards hostiles comme si nous promenions le loup.
Nous dormons entassés dans le véhicule au bord des champs. Quelquefois nous repartons avec une courge dérobée à portée de route. Nous rêvons à présent d’Italie.
Demain l'Italie, presque de proches cousins, qui pourraient nous sauver bientôt de cette chape de tristesse recouvrant le pays.
Leila, ses longs cheveux noirs en broussaille, tombent sur ma chemise qui fut blanche et qu’elle n’a pas quitté, elle extrait son violon de son étui et improvise un air mélancolique au bord d’un champ de choux flétris par le givre.
Alban porte sur sa bouille ronde un sourire édenté, il écoute sa grande sœur de voyage et esquisse une chorégraphie. voyager lui donne des ailes et notre équipée lui offre une famille.
Chacun raconte son Italie imaginaire, Sylvia nous donne sa version livresque et historique, Joël et Cathy nous narre leur dernier passage dans la péninsule, Je raconte mes souvenirs d’enfance de vacances sur la cote adriatique.
Alban rêve à demain, il rêve du Colisée, du pont de Florence, des gladiateurs, de Venise … demain …
Décembre 1979 Venise
La tentation est grande, s’arrêter un instant à Venise. C’est la tombée du jour, l’Italie est joyeuse, nous aussi. L’approche de la cité magique nous trouble d’impatience, ce soir nous dormirons à Venise !
Le véhicule garé au parking, nous rejoignons les ruelles où des flots de touristes enjambent les ponts. Les façades sont éclairées de palettes de couleurs, la nuit tombe et rend le décor plus féérique encore.
Soudain, sur l’arche du petit pont, un groupe d’une dizaine de jeunes chevelus musiciens apparaissent et chantent « Jean Génie » de David Bowie suivi d'un groupe de personnes souriantes. Ils chantent et jouent en marchant.
Nous leur emboîtons le pas, envie de les suivre au bout du monde à travers les ruelles et les échoppes. Nous visitons Venise une nuit en musique, deux heures de bonheur privilégié. En nous retournant une cinquantaine de personnes forment avec nous un serpent de chants joyeux et libres dans ces instants.
Comme un rêve qui prend fin, l’heure de dormir nous ramène au fourgon stationné sur un immense parking en plein air, interdit au camping-car
Nous sommes réveillés au matin par la police locale qui nous prie fermement de déguerpir après nous être acquitté d’une amende.
Le budget se réduit, il s’agit de conserver assez d’argent pour l’essence jusqu’à la frontière française. La bourse est vide, juste de quoi s’acheter du pain et du fromage. Le chéquier de Cathy, même avec son compte vide nous assurera la suite de notre périple lorsque nous serons en France.
Décembre 1979 au pied des Alpes italiennes.
La jauge de réserve d’essence s’allume, un plein suffirait pour rejoindre la frontière française.
La jauge du porte monnaie ne répond plus.
Joël s’arrête au pied d’une cité HLM un peu isolée entre deux villes. Il a repéré un réservoir accessible sur un véhicule du même type. Un tuyau, un jerrican et une bonne inspiration viennent nourrir notre fourgon, les enfants dorment nous voilà rassurés, nous reprenons la route.
Petite route de campagne à 2 heures du matin nous avons l’impression d’être les seuls êtres éveillés de la planète, avec les quelques lièvres qui traversent la route.
Soudain nous apercevons dans les rétroviseurs la présence d’un gyrophare. Le monde s’effondre, nous sommes faits, on s'est peut être fait surprendre à pomper un réservoir ! ….
Le gyrophare et la sirène des carabiniers se rapprochent puis d’autres phares se mêlent à notre éblouissement. En effet une autre voiture nous double à pleine vitesse suivie de près par le véhicule de la police. Ils continuent leur course quelques minutes et disparaissent derrière la petite colline.
Soupirs de soulagement ce n’était pas pour nous ….
Mais très vite après un virage, nous apercevons les 2 véhicules stoppés au milieu de la route tous phares allumés.
Joël freine, il freine tant qu’il peut, mais le fourgon réagit paresseusement à l’urgence et nous arrivons à petite vitesse mais inexorablement sur l’arrière du camion des policiers.
Ils sont deux postés au côté de leur voiture, fusils mitrailleurs pointés sur nous. Je dois être le premier à les voir.
Je crie « attention ! On se couche ! » Le fourgon s’encastre dans l’arrière de celui des policiers et une rafale de mitraillette vient zébrer la carrosserie.
Le silence est soudain et bref. Les portes du camion s’ouvrent brutalement nous sommes cernés par les armes.
Pas de victime dans notre camp, nous sortons les mains en l’air, un peu effarés par les proportions que prend cette maudite nuit. Notre fourgon a le radiateur enfoncé et les deux phares qui pendent comme nos mines déconfites. Le camion des policiers a perdu l’accès à son coffre dont le pare choc traîne sur la chaussée.
L’ambiance se détend lorsqu’apparaissent Leila, Sylvia et Alban ahuris, réveillés par le choc des tôles et l’impact des balles sur la carrosserie.
En déclinant notre identité, nous distinguons plus loin la première voiture qui nous a dépassé. Au milieu de la chaussée les phares sont encore allumés. La vitre arrière a éclaté, une flaque de sang se répand sur le sol, et deux policiers en arme surveillent le véhicule.
Nous sommes priés de regagner notre fourgon et d’attendre …. Interdiction de sortir ! Nous saisissons vite que notre vol de carburant n’a rien à voir avec cette arrestation maladroite.
Dehors les policiers s’agitent, nous comprenons par leurs attitudes qu’ils viennent de tuer un passager en pleine course, puis ont stoppés net leur véhicule. Notre antique fourgon n’a pas eu les réflexes assez rapides pour faire face à cet imprévu. Les policiers ont pris peur, nous aussi.
Mais nous sommes témoins d’une double bavure policière.
Confinés dans le fourgon, nous reprenons confiance, nous persuadant de nos bons droits, personne ne semble s’occuper de nous, nous somnolons. Dehors c’est l’agitation mais nous ne voyons rien. La fatigue l’emporte.
Nous sommes réveillés brusquement à l’aube, de nouveaux policiers nous demandent d’essayer de démarrer le camion. Miracle, le moteur toussote puis semble prendre une forme d’assurance au deuxième essai, au troisième il obtempère vaillamment.
Devant nous plus de traces de véhicules accidentés, seul une nouvelle voiture de police est stationnée. Nous ne sentons plus de menace, seulement de l’embarras quand les carabiniers nous demandent de les suivre jusqu’au commissariat d’une ville voisine. Notre camion est très amoché et ses occupants sont à son image.
La salle d’attente est petite, nous sommes tous les six assis sur des chaises inconfortables, notre nuit mouvementée nous plonge dans une léthargie muette qui nous fait revivre silencieusement chaque seconde de ces épisodes. Ces images deviennent plus éprouvantes que la réalité vécue. Les heures passent, personne ne nous informe des suites. En fin de matinée un homme se présente comme traducteur en civil, accompagné d’un policier gradé. Il est aimable et attentionné .
- Racontez nous exactement ce que vous avez vu cette nuit ?
- A vrai dire pas grand chose ! Ce qu'on peut dire c'est que nous avons été surpris par la présence des deux véhicules, en pleine nuit et en rase campagne, la distance de freinage était trop courte pour éviter le véhicule des carabineri, est ce suffisant pour recevoir une rafale de mitraillette ?
Nous expliquons la situation de rapatriement de notre groupe, nous hasardons l’argument d’appartenir au club méditerranée. Ils n’en croient pas un mot, nous posent mille questions.
L’entretien dure longtemps, puis ils partent dans la pièce d’à côté et parlementent un moment à voix basse à notre sujet.
Le traducteur revient seul et s’assoit à califourchon sur une chaise, face à nous il nous observe un par un, se masse les tempes, il arborre un sourire bienveillant, puis prend la parole :
- Mes amis, vous êtes fatigués, moi aussi ! On va arrêter là notre interrogatoire, vous allez pouvoir repartir sans faire de déposition. Vous savez pourquoi ?
Parce que cette nuit, il ne s’est rien passé ! Vous n’avez rien vu, rien entendu ! Vous êtes le Club Méditerranée et vous regagner la France le plus vite possible, de jour évidemment, car vos phares sont hors d’usage.
Une fois de plus abasourdis par ce dénouement, nous obtempérons sans attendre.
Atteindre la frontière en haut du col, avec le peu d’essence qui nous reste.
Telle une vieille locomotive à charbon, le fourgon enchaîne les lacets comme creusés dans les congères de neige.
Le ventilateur et le radiateur fonctionnent par intermittence, chaque kilomètre nous rapproche de l’utilisation du carnet de chèque de Cathy pour pouvoir manger chaud et faire le plein d’essence.
Nous sommes emmitouflés dans les couvertures et duvets, l’ambiance redevient joyeuse, presque euphorique, le pire est derrière nous, Dieu merci le col n’est pas fermé, le paysage enneigé est grandiose et le dernier soleil rend la route brillante. Nous arrivons en fin d’après-midi au poste frontière Italien. Personne, l'ombre et le froid recouvre le col et les douaniers sont rentrés dans les cahutes pour ne contrôler que leurs braseros.
Dernière étape, le poste de frontière française.
Un grand portique blanc orné de drapeaux français qui claquent dans le vent glacé, drapeaux de la libération ?
Joël conduit doucement et prévoit de grandes distances de freinage. Le camion geint de tous les côtés, les boulons se promènent dans les parois de la carrosserie, nous savourons avec émotion le passage sous le premier portique Nous sommes en France !
Ils sont deux à nous faire signe de nous arrêter, habillés de grosses parkas fourrées et de bonnets. Nous distinguons le mot DOUANES FRANCAISES brodé sur les manches.
On peut comprendre l’intérêt qu’ils nous portent lorsque le fourgon franchit le poste. Nos six mines réjouies, portant les stigmates de la nuit mouvementée précédente, les cheveux en vrac. Les couvertures sur le dos les intriguent encore bien davantage.
Le camion garé, ils nous invitent froidement à gagner leur bureau.
Il y fait chaud, mais un nouvel interrogatoire s’amorce comme un mauvais cauchemar.
L’histoire du Club Méditerranée ne passe pas, elle éveille même des soupçons, à juste titre.
Nous narrons donc une version plus réaliste de notre périple depuis l’ordre qui nous a été donné par le consul de Chios.
On occulte notre accident italien.
Nous n’échappons pas à une fouille corporelle. Rien à signaler et rien à déclarer, nous pensons être tranquilles mais c’est sans compter sur la fouille du véhicule que les douaniers programment pour demain matin.
Une boisson chaude offerte, nous retournons au camion pour la nuit.
Confiscation des clefs du fourgon, la nuit va être longue, sans chauffage.
Je guette la levée du jour, quelques sommets blancs s'éclairent, le ciel est dégagé, notre horizon l'est il ?
Le mistral se mêle au soleil. Les douaniers gardent une mine sombre et consciencieuse. Ils nous demandent d’être présents lors de la fouille du camion.
Nous restons debouts au bord de la route ,emmitouflés, transpercés par le froid, tandis que les agents vident chaque bagage, chaque vêtement, chaque accessoire, puis démontent les sièges et les couchettes du camion.
-
Vous tremblez … ! on fait moins les malins pendant la fouille, vous avez quelque chose à vous reprocher ?
Sa parka et sa toque sont fourrés un léger givre se dessine sur sa moustache qui cache un sourire de vainqueur.
-
On tremble parce qu’on a froid ! Répond sèchement Joël, au gradé qui nous observe.
Rien de répréhensible n’est découvert, nous remballons sur la chaussée nos vêtements dispersés, ils remontent les sièges et les couchettes du fourgon.
Un dernier entretien a lieu dans le bureau du gradé.
-
En l’absence de charge réelle contre vous, vous êtes libre de poursuivre votre route, partez sans tarder….
-
Le premier village est à quelques kilomètres, nous sommes au bout du bout de la réserve d’essence. Bien heureusement la descente du col peut se faire en roue libre, en ne comptant que sur le frein à main pour ralentir l’allure.
Sains et saufs nous stationnons dans la rue principale devant la banque. Cathy, telle une princesse ébouriffée arbore son carnet de chèque en poussant la porte de l’établissement. Nous cinq restons le nez collé au pare brise pour espérer percevoir, à sa sortie, un visage de Jeanne d’Arc ayant remporté une victoire sur l’adversité.
Jamais nous ne nous sommes sentis aussi proches d’une banque….
Les minutes s’écoulent, le soleil baigne le village à l’abri du vent. Suspens .... La porte vitrée s’ouvre sur un grand éclat de rire, Cathy a pu réussir à débiter 500 francs de son compte vide.
Nous fêtons joyeusement l’événement à la terrasse d’un café, comme une caresse de soleil, une énergie nouvelle, du carburant pour mener à bien notre mission.
Leila est la première que nous devons raccompagner chez ses parents qui résident dans l’Aveyron.
Nous quittons les Alpes pour le Massif Central. Le fourgon est poussif mais coopérant; sans phare nous laissons reposer notre monture aveugle dès que la nuit tombe. A l’aube nous reprenons la route.
18 décembre 1979 Aveyron
Grande fatigue en arrivant dans la propriété des parents de Leila. Le couple d’un certain âge, assez typé, nous accueille avec une belle simplicité. Leur demeure est entretenue, et tout semble d’un goût parfait. Leïla est accueillie sans effusion mais avec bienveillance et soulagement.
Nous sommes conviés à dîner et à dormir.
Tour à tour nous passons à la salle de bain, y laissant toutes nos dernières semaines de crasses, de soucis et sans doute de poux.
Allongé dans un bain moussant et parfumé, je me sens comme décalé dans cet univers chic et sobre. Sur le carrelage rutilant des murs, le porte manteau en porcelaine n’a qu’un cintre. Une chemise grise tachées est soigneusement suspendue. Je reconnais ma chemise anciennement blanche que Leïla vient de quitter après 3 semaines d'usage continu en voyage.
La table ronde est dressée et le dîner est servi, Leila resplendie dans une nouvelle chemise empruntée à son père, Alban raconte en se tordant de rire nos aventures passées. Sylvia pense à ses parents qu’elle retrouvera les jours suivants et à sa séparation avec sa compagne de voyage.
Je sens cette même mélancolie dans les yeux de Leïla. Ses parents nous écoutent avec attention, leur fille a fait un voyage inattendu. Elle est partie rebelle et fermée, elle revient tzigane et solaire. Dans son regard déterminé on y lit un avenir plus ouvert au monde, une curiosité discrète pour la vie. La nuit est douce, chaude et confortable.
Il faut se quitter.
-
Garde ma chemise Leila, tu penseras à moi si tu la portes à nouveau.
Nos accolades sont longues, sensibles, c’est une part de notre voyage que nous abandonnons dans cette belle demeure bourgeoise.
21 décembre 1979 Chartres.
La cathédrale est magnifique, nous nous promenons en touristes dans les rues, comme si nous voulions étirer le temps avant d'accompagner Alban dans sa famille.
Hier, nous avons laissé Sylvia trop rapidement chez ses parents qui nous ont froidement reçus. Nous voilà bien bizarres dans les rues de Chartres, nous trois adultes, les mains dans les poches avec ce pré adolescent tellement encore enfant et sensible à nos cotés.
Il ne montre aucun signe d’impatience de retrouver les siens, pourtant il va falloir y aller, juste quelques kilomètres doivent nous séparer de son lieu de vie.
Il fait presque nuit quand nous arrivons enfin proche d’une cabane en pierres à la croisée d’immenses champs cultivés en monoculture intensive. Des rafales de vent froid nous ont surement fait perdre toute orientation. Alban ne s'interesse pas vraiment à la route, il ne voit pas de point de repaire.
Oui c'est là ! Je reconnais ! Sourire réjouis d'une victoire d'itinéraire.Une lumière tamisée transparaît derrière une fenêtre aux carreaux givrés, seul signe de vie sur ce vaste plateau.
Nous sommes presque hésitant à sortir du camion. Joël donne un petit coup de klaxon.
La porte s’ouvre sur la silhouette ronde de sa mère. Démarche rapide et boitante, elle s’approche, portant le faisseau de sa torche sur chacun de nos visages .....
C’est à cette heure-là que vous arrivez ! Salut Alban, qu’est-ce que tu as fait de tes cheveux ? Elle lui claque deux bises comme si elle l’avait quitté le matin. Viens dire bonjour à ta grand-mère !Rentrez au chaud, ça sent la mort dehors !
Une vieille femme est assise au près du poêle, une seule pauvre ampoule éclaire l’unique pièce à vivre.
Nous nous affalons sur un canapé défoncé pour tenter de raconter notre périple, pour parler d'Alban, pour dire combien il s'est épanouit ouvert au monde, mais très vite la conversation se porte sur les mystères de la campagne environnante.
La mère devient intarissable. Les meurtres et crimes locaux, élucidés ou non, les pendaisons suspectes dont celle de son mari dans la grange voisine, les apparitions étranges et surtout les soucoupes volantes, les extraterrestres. Dans son fauteuil, la grand-mère acquiesce entre deux soupirs accablés, Alban est prostré sur un pouf la tête penchée sur son livre. Il a perdu son sourire.
Petit à petit une sensation d’oppression pèse sur cette pièce encombrée, besoin de sortir, de regagner notre fourgon, respirer un autre air. Cette voix nous poursuit dans nos têtes jusqu’à l’intérieur du véhicule où nous ne sommes plus que trois. Un vent violent frappe toute la nuit les parois du camion, comme si des éléments déchainés illustraient les propos de la soirée; Je crains que le fourgon se renverse sous la pression des bourrasques régulières.
Au matin le vent s'apaise, il nous faut quitter Alban. Il reste sobre, tête baissée, résolu. C’est un déchirement pour nous.
- Tu sais maintenant qu’il existe des ailleurs ....et toute une vie pour les parcourir …. Je lui glisse à l’oreille.
La mission est accomplie chaque enfant a retrouvé les siens, nous nous retrouvons un peu désemparés, face au vide. Seul, Fox le chien semble tout joyeux de récupérer une banquette pour lui tout seul.
Joël donne l’impression d’avoir perdu la proximité joyeuse qu’il entretenait avec Cathy. Elle et moi restons complices, mais pour quoi faire à présent ?
Joël veut repartir avec Fox sur Bordeaux
Cathy n’a pas de projet, je n’en ai pas non plus. Paris, pourquoi pas ?
27 décembre 1979 Paris .
C'est tellement étrange de retrouver ma chambre de l'appartement parental, accompagné par Cathy dans ce Paris illuminé des fêtes de fin d'année, nous sommes assommés,dans un cocon douillet, sans objectif réel.
Je renoue petit à petit avec les copains d'avant, La distance, le temps a distendu nos rapports. j'accompagne François mon complice d'enfance à la gare de l'Est quand il regagne sa caserne pour accomplir son service militaire; trottoirs humides, néons blafards, la gare est envahie de jeunes en uniforme, je redoute d'être bientôt convoqué à mon tour dans un monde qui m'échappe.
10 janvier 1980. Paris.
Quentin et Pierre partent en Thaïlande pour 2 mois, ils laissent leur chien Chiffon à Paris. Ils nous propose de le garder dans leur appartement. Je ne les connais pas bien, le chien est un jeune griffon nivernais, un petit diable caché dans une peluche odorante.
François me les avait présenté dans ma vie précédente, ce sont des saltinbanques de bonne famille, chanteurs, comédiens, marionnetistes et bons vivants. En couple depuis plusieurs années, ils cultivent l'image d'artistes en liberté, travaillent avec des centres culturels, des écoles, des supermarchés et cotoient ça et là quelques paillettes au hasard des premières de théatre, des vernissages et autres manifestations auxquels ils sont désormais conviés.
Nous voilà donc installé avec Cathy et Chiffon dans un petit appartement cossu au sixième étage d'un immeuble des boulevards extérieurs de Paris.
A moins de sortir le chien huit fois par jour, je ramasse régulièrement ses excréments dans toutes les pièces. Dés qu'il perçoit un bruit dans la cage d'escalier, il aboie, dés qu'il doit rester seul, il hurle.
J'étais habitué à Fox, il m'avait fait aimé les chiens, celui ci est un cauchemard qui m'emprisonne.
Je suis contacté par une personne des Renseignements Généraux, rendez vous bd St Michel devant la fontaine.
Un homme jeune, déjà dégarni, aux lunettes et blouson des années cinquante s'approche de moi, je ne sais comment il m'a identifié.
Nous allons boire un café sur un bar voisin; penché vers moi, en parlant à voix basse, il m'interroge longuement au sujet des mois passés.
Je ne pense pas trahir de secrets en lui racontant notre périple, je sens qu'il voudrait en savoir plus sur certains protagonistes de mon histoire, mais j'ignore tout de leur passé.
Impossible de connaitre les raisons de son enquête, il me prévient que je pourrais être recontacté, il se prénomme Paul. L'entretien me laisse perplexe.
Mes amis d'avant poursuivent leurs études de droit, de kiné, d'orthophoniste, mes quelques soirées en leur compagnie m'éloignent chaque fois un peu plus de leur regard sur l'avenir. Certains rêves du pavillon avec jardin, chien et piscine, d'autres du loft à montmartre ou de la péniche aménagée et moi je songe à mon sac à dos et mon désir d'aventure.
Ils me regardent avec une certaine condescendance un peu moqueuse, je suis un peu habitué depuis quelques années à endosser l'image du contre courant.
Je me rends compte que je suis suivi régulièrement par mon agent secret. Je retrouve mes réflexes d'enfant qui jouait à semer un tueur immaginaire sur le chemin de l'école.
Avec Cathy nous formons un couple plus amical qu'amoureux, nous parvenons entre deux sorties de chiens à rencontrer quelques personnes un peu déjantées et sympathiques mais l'hiver à Paris est bien triste.
Cathy me quitte
Est ce que celà signifie que nous ne sommes plus un couple ? Je ne le sais pas, je sais juste qu'elle s'en va. Un cirque ittinérant l'embauche pour faire la contorsionniste. Elle part, une autre page se tourne. Me voilà seul avec Chiffon, seul à Paris.
Chapitre trois.
Mars 1980. Paris.
Quentin et Pierre sont revenus dans leur appartement, j'éprouve un énorme soulagement à leur rendre leur Chiffon. J'essaye de leur faire comprendre l'épreuve de cette garde mais ils sont tout à leur périple et aux multiples cadeaux qu'ils ont ramenés. Abondance de couleurs, d'odeurs, de dorures, de statuettes. Je repars avec un petit sachet de thé. Ils sont plutôt contents du service qu'ils m'ont rendus en me confiant l'appartement et le chien. Je n'ose leur dire combien leur chien est une plaie.
Et moi je suis heureux d'aménager un nouveau studio avec balcon sous les toits, tout près du moulin rouge.
Il y a beaucoup à faire, mais j'ai le coeur de me composer un petit nid, la rénovation prend plusieurs mois durant lesquels je retourne ponctuellement à la facultée et je travaille le soir au restaurant "le vieux casque" en tant que serveur novice et maladroit.
Nietzche m’ouvre une porte dans mes cours de fac. Il donne des clefs qui me semblent intéressantes pour changer notre nature et accéder au pouvoir de l’être libre. C’est ce que je comprends de mes premiers pas et je m’engage à présenter un exposé sur Zarathoustra en compagnie de 2 camarades. Sophie et Marc.
Sophie est la fille de Pierre Henri compositeur de musique contemporaine très reconnu depuis qu'il a composé la "messe pour le temps présent" pour le ballet de Maurice Béjart. Sophie est rayonnante, ambiance jeune fille de bonne famille. Toujours avec une sobre élégance, elle intervient avec aisance durant les cours.
Marc, lui, ressemble à un épouvantail blond du type Pierre Richard.Son père tient le musée des Arts Asiatiques dans le quartier du Marais.
Chacun d’eux a choisi de présenter avec moi un aspect de l’ouvrage.
Marc traitera de l’aspect spirituel, Sophie du point de vue littéraire, et moi je dois poser un regard synthétique de leur travail. Sachant que nos interventions doivent se croiser durant l’exposé.
Les semaines passent, je rejoins souvent Sophie chez elle pour élaborer notre collaboration universitaire. J’aime bien aller chez elle. Ça sent la brocante et les livres anciens. Parfois je croise son père, un monsieur d’un certain âge plongé dans ses compositions électroniques ou bien dans son canapé du salon avec ses amis écrivains. J’y reconnais quelques auteurs de best Sellers.
Nous allons également nous promener dans les forêts autour de Paris, elle aime mes petites histoires et me trouve le plus mignon du cours. Je crois que je tombe amoureux de son regard sur moi plus que d’elle-même.
En dehors de Nietzche, nos sujets de conversation sont limités, son environnement cultivé, bourgeois, m’apparaît rapidement ennuyeux .
Marc préfère travailler seul, nous convenons d'échanger par téléphone afin de travailler sur l'avancée et l'agencement de nos recherches.
Mais les semaines passent et Marc n’est pas prêt. Sophie et moi sommes calés. Zarathoustra nous parle, contrairement à Marc qui ne répond plus au téléphone.
Enfin ce matin une voix nerveuse et fatiguée m’annonce la bonne nouvelle; il m’expose d’une manière confuse ses paragraphes que je tente d'intercaler dans notre intervention commune. Sa confusion ne me laisse pas augurer d'un brillant exposé.
C’est l’heure de vérité Sophie et moi attendons Marc à la sortie du métro Jussieu, l’heure tourne, enfin Marc apparaît, sa sacoche sous le bras, ses cheveux électriques, les yeux pétillants et inquiets.
La salle de Travaux Dirigés est bondée, c’est le jour des exposés suivis d’un débat autour de chaque intervenant puis d’une notation du professeur.
Sophie délivre avec brio une introduction et quelques points de vue de son travail, elle me passe la parole. La machine est bien huilée, nous connaissons notre sujet et notre auditoire est attentif, studieux.
C’est au tour de Marc d’intervenir. Son débit de parole est rapide, ses idées confuses, dans la salle on sent les élèves s’agiter. Le professeur l’interrompt afin qu’il précise sa réflexion. Pour le professeur, pour Sophie et pour moi, qui avons porté une attention particulière à l’ouvrage, l’incohérence apparente de ces propos révèle aussi une grande justesse décousue, apparemment non perçue par les autres élèves
. Marc s’agite, s’exprime de plus en plus rapidement, juxtapose les formules mathématiques et mystiques, enfin hurle son sentiment d’être devenu un SURHOMME à la lecture de ce livre.
Il se saisit des 2 chaises autour de lui et les balance sur l’assemblée, puis une table qu’il porte au-dessus de la tête avant de la lancer vers la porte d’entrée. Enfin il monte sur la table du professeur toujours en criant « je suis le Surhomme ».
Quand il saute de la table, je le ceinture et lui parle, il n’oppose pas beaucoup de résistance et « je suis le Surhomme » devient une sorte de sanglot. Les services de sécurité l’emportent après lui avoir administré un calmant.
Nous voilà convaincu de la puissance de l’ouvrage, il étaye notre thèse.
Je n’oublie pas Marc, comme s’il me manquait des explications sur ce qui l’a conduit sur ce chemin de folie et je retourne le voir deux semaine plus tard, à l’hôpital dans sa cellule capitonnée.
Un lit fixé au sol et un grand tableau noir et des craies. Marc sort de sa léthargie en me voyant, il est visiblement heureux de me voir.
Nous conversons un moment de son état de santé et le sujet de Nietzche ne quitte pas ses références, il se lève prend une craie et m’explique d’une voie fatiguée le plan de son exposé avorté.
Il s’anime en poursuivant ses déclinaisons, je jette un coup d’œil discret vers le hublot de la porte pour m’assurer de la présence d’un infirmier. Marc continue …. Tout son discourt se tient, le tableau devient entièrement occupé de phrases qui se répondent par des flèches, des chiffres et des annotations. Marc maîtrise parfaitement son sujet, sa pensée devient plus ordonnée et la démonstration même survoltée est digne d’une écoute respectable.
Marc est sensible à mon écoute, sa démonstration l'a apaisé, il me remercie chaleureusement de mon passage.
Je le laisse chez les fous. Je suis triste de ne pouvoir rien faire de plus.
Pierre et Quentin ont de plus en plus recours à François et moi pour leur donner des coups de main lors de leurs représentations. Ils nous payent un cachet, nous offrent généralement le repas. Nous montons et démontons les décors, manipulons les marionnettes durant les spectacles. Quentin ne ratant pas une occasion de se faire connaitre, distribue son dernier disque, annonce leur prochain spectacle, répond aux interviews et collectionne les articles de presse locale qui ne parle qu'en bien de leurs prestations. Je reste toujours un peu en retrait de leur histoire mais leur duo théatral a de plus en plus d'opportunités sur Paris. Et François et moi sommes souvent sollicités pour les aider. Ils nous invitent maintenant aux vernissages, premières théatrales, interviews radio où le "tout Paris" doit se rendre. Nous y croisons Nina Simone, Sheila, Sophie Marceau et tant d'autres stars d'un jour ou star confirmée. Quentin sort le grand jeu à chaque rencontre, il séduit par son bagout et ses yeux pétillants. Moi je me contente de sourire et de serrer la main, je ne vais pas raconter ma vie, j'évite le "j'aime beaucoup ce que vous faites".
Antenne 2 ouvre ses programmes du mercredi après-midi à Dorothée pour animer une tranche d’émission jeunesse. L’animatrice présente toutes les séquences en direct avec des enfants invités. Le théâtre de la Mandarine doit animer une des séquences bricolage hebdomadaire.
Quentin et Pierre sont fous de joie, la télé leur ouvre les portes sur une immense audience.
Leur animation se réalise en deux dimensions, deux comédiens et deux marionnettes les représentant en miniature.
Les quatre personnages apparaissent et disparaissent derrière le castelet tout construisant des objets ou jouets à réaliser à la maison.
François et moi sommes sollicités pour manipuler les marionnettes durant les séquences. Après ou avant l'émission nous sommes préposés pour répondre aux piles de courriers que les enfants envoient pour recevoir la photocopie du plan de montage des objets présentés.
Chaque mercredi nous nous rendons donc dans les studios d’Antenne 2, accueillis chaleureusement par Dorothée. Elle rayonne dans cette énorme machinerie qui enchaîne des heures durant des animations, Elle entretient un joyeux bordel avec les enfants dans des créneaux très organisés. J’aime bien la voir improviser avec les invités comme avec les techniciens. Les stars se succèdent sur le plateau. Face aux artistes nous sommes un peu muets. Quentin et Pierre remplissent leur carnet d’adresse et s’échange des dates de tournée, nous nous contentons d’aller les saluer . Nous sommes plus à notre aise en compagnie de Cabu, présent toutes les semaines pour croquer l’actualité. Son fils à notre âge, il nous en parle un peu.
Les audiences sont bonnes, les courriers arrivent en masse, La productrice et Dorothée sont ravies du succès.
Voulzy, Souchon, Le Forestier, Renaud, Cabrel se succèdent entre les rubriques, et les dessins animés ; comédiens, écrivains, peintres viennent présenter leurs productions et nous sommes à proximité de l’endroit où brillent les paillettes, à l’ombre des projecteurs, effacés derrière les décors et les techniciens.
Le mercredi soir après l’émission, Quentin nous donne un petit cachet pour la prestation et nous prennons le métro en nous racontant le film de l’après-midi, en commentant l’attitude des stars hors caméra.
Dorothée nous a pris sous son aile, elle vient en roller au milieu des câbles du plateau de tournage, nous apporter le café pendant la pause. Performance qui l’a fait rire aux éclats, on dirait qu’elle nous aime vraiment bien.
Aujourd’hui, lors du générique de fin d’émission, Dorothée, entourée de tous les enfants invités du jour, prend la parole :
-
Une fois n’est pas coutume, j’aimerai saluer ceux qui sont là tous les mercredis et qui sont toujours dans l’ombre, puisqu’ils manipulent les marionnettes derrière le castellet: François et Jean-François !!
-
Venez en pleine lumière…….
Interloqués nous devons nous positionner au côté de Dorothéeface à la caméra.
Tout le monde applaudit et Dorothée nous réclame une chanson, les enfants se joignent à elle.
-
Une chanson, une chanson !
Je suis tétanisé, je dois avoir le sourire niais de celui qui préférerait être ailleurs, partout sauf devant 3 caméras et des millions de téléspectateurs !
L’animatrice entame la chanson du générique, nous sommes rapidement sauvés, nous pouvons alors taper dans nos mains et faire semblant de chanter comme si nous la connaissions, au milieu du groupe d’enfants.
Dorothée est ravie de la blague qu’elle nous a fait, elle me prend par le bras lorsque les
projecteurs sont éteints et me chuchote en rigolant :
-
Alors ça y est, tu es passé à la postérité ! ton quart d’heure de célébrité !
Je vais pour lui répondre mais déjà elle est avec les techniciens pour un débriefing de l’émission du jour.
Nous regagnons les loges pour répondre au courrier de la semaine. La porte s’ouvre un moment plus tard, Dorothée, l’air préoccupé interpelle Quentin et l’entraîne vers le couloir.
La réalisatrice de l’émission Jacqueline Joubert, fait des bonds à la régie, elle se demande d’où sortent ces deux jeunes non déclarés, non assurés …. Dorothée s’est fait passer un savon et nous comprenons à cette minute que nous sommes ici devenus indésirables. Notre quart d’heure de célébrité n’aura duré que quelques instants.
Nous sortons du studio sans états d’âmes en haussant les épaules.
Bah, il aura fallu des semaines à cette productrice pour réaliser que les marionnettes ne se manipulent pas toute seules, en attendant c’était une bonne expérience !
Les radios aussi explosent d’ingéniosité, le ton est nouveau, le disco et la funk music sont dans la rue, dans les fringues, le temps est léger, plein d’artifices. De ma chambre de bonne toujours en travaux, j’entends vibrer la vie parisienne, mon quartier du Moulin Rouge. Parfois je monte sur le toit en zinc par le petit balcon, ça me rapproche du ciel et me place au-dessus de l’agitation. Le tout Paris ne s’endort jamais, là haut, je suis sur mon balcon secret, panorama immense sur une vie frénétique.
Frédéric me contacte, il fut mon voisin et de classe au collège, ma rupture avec ma scolarité a stoppé net le contact avec lui. Néanmoins j’avais de l’estime pour lui, assez blagueur, espiègle et connaisseur de tout le répertoire des Beatles par cœur. Il m’invite chez lui dans une tour de banlieue où il vit avec sa copine. Le gamin joyeux que j’ai connu a grossi, a perdu son sourire.
Bien sûr on se raconte notre présent. Le mien est nourrit de radios, de théâtre, de télévision, et de diverses rencontres pailletées.
Le sien se situe au 18eme étage de cette tour, il est fait de difficultés, de travail social et associatifs.
Je suis rapidement mal à l’aise dans mon récit de cet épisode de ma vie
Mon passé un peu plus lointain, les chèvres, les voyages, les périples, les nuits dans la forêt ressurgissent en parallèle mais de cela, nous n’avons plus le temps d’en parler….
Je quitte Frédéric sur une note amère, la présentation excessive de mon actualité n’avait de valeurs que narratives et anecdotiques. C’est pourtant sous cet aspect-là qu’il retiendra mon passage furtif dans son appartement.
Je prends conscience que ma vraie vie trouvera racine dans d'autres valeurs, sur d'autres terrains plus fertiles que les trottoirs de Paris.
Le gros oeuvre est terminé dans mon studio, il reste encore beaucoup à faire pour le rendre vivable, je m'engage dans un terminal ferrovière pour décharger des sacs postaux de presse invendue allant au rebus. Les sacs de cinquante kilos sont entassés dans des wagons de marchandise sales et puants, nous sortons les sacs et les entreposons sur des chariots qui partent au tri. Une vie d'usine harassante et répétitive dans laquelle le contremaitre observe la cadence et l'endurance. L'entreprise est très syndiquée et le salaire est très bon, je ne travaille que pour pouvoir rénover mon studio et m'y poser. Mon contrat est de deux mois, on me propose de le prolonger, on a reconnu mes compétences, mais certainement pas mes rêves. Je décline l'offre.
Chapitre quatre
Septembre 1980 Paris.
Le courrier me tombe des mains. C'est mon tour d'effectuer mon service militaire !
Convocation pour le 1er décembre à la caserne semi disciplinaire de Verdun. Je n'ai pas été suffisamment convaincant lors de mes 3 jours de préparation militaire durant lesquels j'ai tenté de me faire passer pour un inadapté !
Ca va être mon tour de rejoindre chaque dimanche soir, la sinistre gare de l'Est, au moment même où je m'aprêtais à me poser dans mon studio sous les toits.
Je redouble d'efforts et d'efficacité pour terminer mes bricolages, on me co
mmunique les coordonnées du Docteur Olivenstein célèbre pour aider les cas sérieux d'addiction à l'alcool ou à la drogue. Je m'ouvre à lui sur mes intentions de me faire réformer et il comprend mon désarroi et me constitue un dossier.
Il ne me reste que 3 mois avant les 12 mois sous l’uniforme. En plusieurs séances les psychologues et psychiatres me délivrent des conseils :
-
C’est beaucoup plus difficile de se faire réformer si tu n’as pas réussi à le faire aux 3 jours …. Il ne s’agit plus de ne pas vouloir faire son service, il s’agit de ne pas pouvoir !! Tu vas donc te mettre en condition durant les jours qui précèdent ton départ. Tu débarques à la caserne avec 2-3 jours de retard après une ou plusieurs nuits blanches. Tu es épuisé, déprimé, négligé et tout ton corps dit non !
-
Cette fois j’y crois davantage. En sortant d'une séance avec le psychologue , une ardoise indique : Arrivée aujourd'hui du Beaujolais nouveau, ça se fête ! Allez ça se fête, le vin est dégueulasse, je bois 3 ballons et je rentre ivre d'espoirs.
Paris le 3 décembre 1980.
J’erre dans les rues du quartier de la République, il fait très froid, je ne suis pas très couvert, demain matin je dois être à Verdun. J’ai un tout petit bagage, je ne compte pas y rester longtemps. Je me sens encore trop plein d’énergies, je marche pour me dépenser, me fatiguer. Sur le parapet du quai de Jemmapes, je reste assis un moment. Le canal est opaque, les réverbères révèlent des silhouettes de piétons, la tête rentrée dans les épaules.
Ce soir je quitte ma chambre sous les toits, rénovée, les fêtes entre amis , les rêves à danser sous la lune….
La lune ce soir est absente, de toute façon je n’ai pas envie de danser !
Je reprends ma déambulation, 22h, il me reste 8h30 avant le départ du train. J’imagine la réaction des gradés quand ils ont du s'apercevoir que je manquais à l’appel. Je suis déserteur depuis 2 jours et je traîne quartier République.
Je n’ai pas mangé depuis ce matin, je bois quelques bières à la brasserie et m’engouffre au cinéma Le Dejazet qui projette des films toute la nuit. "la guerre des boutons" je l'ai déjà vu, mais qu'importe ! Je laisse passer les images devant mes yeux. Je somnole au troisième film mais j’attends le milieu du quatrième film pour me lever. Il ne faut pas que je m’assoupisse. Au buffet de la gare de l’Est, ils sont des centaines de jeunes recrues à fouler les quais. En uniforme ou pas, leur coupe de cheveux et leurs paquetages témoignent de leur mobilisation.
Certains sont enjoués et racontent leur permission d’autres attendent sous les panneaux d’affichage, les épaules basses, soumis, le regard éteint.
C’est cette posture-là que j’adopte en m’asseyant dans le compartiment. Ça blague et parle fort, mon voisin est entreprenant et me raconte sa vie. Il veut se faire réformer en prétextant des énurésies nocturnes. Le coup du pipi au lit ou des pieds plats, ça ne marche plus trop à l’armée, mais je me garde bien de lui dire. Je pose de longs silences entre nous en tournant mon regard vers les paysages mornes des campagnes qui défilent à travers les vitres sales du compartiment.
A Verdun des bus militaires attendent l’arrivée des trains pour nous mener vers nos casernes respectives.
L’accueil à la caserne ressemble à l’entrée d’un abattoir, nous attendons derrière des barrières métalliques notre tour de nous faire aboyer dessus en présentant notre lettre de convocation.
Il m’est réservé un double aboiement de la part de deux gradés lorsqu’ils s’aperçoivent que j’ai 2 jours de retard. Je baisse la tête en signe de soumission en rejoignant le groupe des recrues du jour.
Le parcours est bien rodé, nous sommes une centaine à occuper un réfectoire où il nous est projeté un film sur le thème : qu’est-ce que le service militaire ?
Les entraînements, les armements, la hiérarchie, la patrie, la défense et …… Je m’endors les bras croisés sur la table de cantine.
Ma nuit blanche me rattrape et je me laisse volontiers happer par des nuages de coton qui m'amènent loin de cette réalité.
Malgré quelques coups de coude de mes voisins, ma tête est en plomb et je me vautre dans un sommeil interdit, c'est comme un non-choix...
J’ai dû ronfler trop fort, un gradé parvient à me réveiller, ses gestes et ses paroles ne sont pas brusques.
-
Le film ne t’intéresse pas ?
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Je veux rentrer chez moi, je ne suis pas bien …
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Dans un mois tu seras chez toi pour une première permission, puis deux semaines après pour une seconde. Nous ne sommes qu’à deux heures de Paris et tu peux lier de grandes amitiés ici ….
L’homme doit approcher la retraite, en bon père de famille, il me prend par l’épaule pour m’accompagner à la remise des paquetages. Un uniforme, un survêtement bleu, des chaussures de sports et des rangers, à ramener au dortoir B placard 29 près de mon lit en fer.
La caserne accueille 3000 personnes, une ruche grouillante qui se met soudainement en ordre de marche dès que retentit l’appel.
Nous avons quartier libre cet après-midi dans l’enceinte militaire. Mes voisins de chambre s’installent pour une partie de cartes, presque déjà reconnaissants à l’autorité de bien vouloir nous accorder ce moment d’oisiveté. D’autres vont dans la cour pour une partie de volley.
Je vais également dans la cour me poser dans un coin. Il fait très froid. Je n’ai que le survêtement militaire dont j’ouvre la fermeture éclair sur mon torse nu.
Mon voisin entreprenant du compartiment, s’est déjà fait plein d’amis, j’ai des doutes sur sa conviction de se faire réformer. Personne ne vient s’inquiéter de moi et j’en suis rassuré, je me sens de plus en plus fragile, presque « à point »
A l’heure du dîner, je demande à rester au dortoir : demande refusée, réfectoire obligatoire.
J’obtempère.
Je n’ai pas mangé depuis 40 heures, les plats sur la table ne m’inspirent aucune attirance, pas question d’y toucher.
-
T’es végétarien, drogué, qu’est ce qui t’arrive ?
Je ne réponds pas, j’ai laissé mon dossier de suivi psychiatrique à l’accueil et aucun son ne sort de ma bouche. Je suis épuisé, j'ai enfin perdu mes moyens.
On me traine chez le préposé à la tondeuse. Comme les autres on me rase la tête. Les bidasses sont joyeux et pouffent de rire en découvrant la nouvelle tête des copains.
C’est le soir à Verdun, je voudrais m’endormir pour toujours. Sous la couverture rêche il suffit de quelques secondes pour que je m’évade de cette sphère pour pénétrer dans une galaxie fiévreuse et délirante. Il y a quelques mois je déhambulais sur une vieille jument dans les marais côtiers de Chios, l'horizon est bouché, laisse toi aller , relâche tout !
05 décembre 1980 – Caserne de Verdun
Ce matin, une sonnerie stridente a interrompu mes rêves devenus tellement denses. Je perçois l’ensemble de la chambrée s’ébrouer et s'apprêter à aller prendre le petit déjeuner.
Je n’ai pas la force de relever la tête, je ne fais qu’un avec le matelas. Il ne reste que quelques retardataires au dortoir. Mon camarade pipi au lit évoque le seau d’eau pour me sortir du lit.
-
Chiqué ! il veut se faire réformer, il fait le con !
Je maudis ce traître, mais la réalité est là : je suis réellement vidé de toute force.
On me laisse au lit le temps de la levée des drapeaux et des premiers exercices, entre deux sommeils, je les entends regagner le dortoir, revenir de la douche, s’interpeller. Mon monde est parallèle et le leur est au second plan.
Je suis malade et heureux de l’être, je dors du sommeil du juste, ma fièvre m'abrite dans une euphorie intérieure, on me transporte à l’infirmerie déjà plus rassurante que le sombre dortoir.
Tout est blanc, apaisant, à l'abri du froid et du troupeau.
Nous sommes 4 dans cette pièce, et depuis 3 jours je suis celui qu’on laisse dormir, je me réveille fiévreux pour tousser, pour refuser mes repas, ou regarder le plafond en entendant les transistors de mes voisins de chambre. « Cinq heures du mat’ j’ai des frissons, je claque des dents et je monte le son …. Chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît … »
Et je m’endors à nouveau dans les odeurs et rumeurs d’une infirmerie de caserne. Je n'ai pas faim, je suis bien!
Verdun 7 décembre 1980
Ce matin je vais mieux, j’arrive à mieux marcher, on me conduit dans un bureau voisin pour un entretien avec le psychologue.
Voilà 4 jours que je n’ai pas mangé, je me sens assez faible pour faire la démonstration de mon mal-être. Nous évoquons mon dossier médical, mes perturbations et angoisses récurrentes, mon mal de vivre… Je ne suis plus celui qui ne veux pas, je suis celui qui ne peut pas .Ma fragilité, ma vulnérabilité, engage le psychologue à envisager un séjour en hôpital psychiatrique militaire.
Désemparé,abasourdi, je m’attendais à ce qu’il me signe directement un bon de sortie définitive de l'ambiance carcérale des bâtiments mais il m'ouvre la porte vers la prison chimique? la camisole de force ? l'entonnoir sur la tête ? Départ dans deux jours.
Je retourne me coucher et demande un valium que l’on m’accorde. Il faut que je dorme au moins 48h jusqu’à mon départ pour l'internement psychiatrique; trou noir.
9 décembre 1980
Je pars ce matin pour l’hôpital militaire de Nancy. Je n’ai plus de fièvre mais n’ai toujours pas mangé depuis 6 jours. Je demande à récupérer mes vêtements civils. Refusé me dit-on, on verra plus tard !
Nous sommes 8 à monter dans un grand bus couleur kaki. « Cinq heures du mat’ j’ai des frissons, je claque des dents et je monte le son ….
On me prête une parka à enfiler au-dessus de mon survêtement. Le porche de la caserne éclairé par un pâle réverbère projette une ombre lugubre sur une neige sale et boueuse.
Nous sommes tous assis à l’arrière du car, comme si se regrouper pouvait nous réchauffer durant le trajet. Je suis étonné par leur mine réjouie.
-
Arrête de faire la gueule mec, t’es sauvé !
-
Sauvé ?Sauvé de quoi ?
-
Réformé quoi ! Dès l’instant où tu passes par l’hôpital militaire de Nancy, ils n’ont plus le droit de te réintégrer à la caserne ! t’es sauvé !
Je n’ose pas y croire, peut être une lumière dans ce tunnel noir de la route sous l’arche des squelettes d’arbres gelés.
J’ai le sourire du bienheureux, et quelques méfiances encore.
Je suis surpris et satisfait de voir du personnel féminin à l’hôpital qui nous présente des chambres propres avec douche pour 4 personnes.
Un petit déjeuner nous est proposé, je résiste, non par faim qui semble m’avoir quitté, mais par simple peur de voir tout l’édifice s’écrouler, l’échafaudage me parait encore fragile.
Mes nouveaux camarades de chambre me raisonnent, je me rendrais au réfectoire à midi.
Le réfectoire est joyeux, la table que j’occupe raconte ses anecdotes d’incorporation. L’hôpital rassemble tous les réformés psy (p4) de la région Est pour une dernière consultation avec des psychiatres qui signeront leur laisser passer vers la sortie définitive.
A midi, mon assiette de concombres devant moi ne m'inspire pas; je saisis les tranches une par une et les mets en bouche en les mastiquant lentement. Ce n’est pas très bon, la sauce est vinaigrée et me fait l’effet d’un produit acide dans l’œsophage.
Puis vient le plat, gigot de mouton aux haricots verts. Je refuse que la personne me serve, les quelques tranches de concombres, ne veulent pas trop passer. La dame se penche à mon oreille :
-
Tu n’as plus rien à craindre, tu peux te régaler, si tu es ici, c’est que tu seras bientôt dehors …
Elle me sert d’emblée, quelques fines tranches de gigot et une cuillère de haricots persillés.
Son sourire est un sésame, il me désarme, je goutte les haricots, c’est un délice ! puis je mange doucement le reste de mon assiette qui me remplit de bonheur.
Je peux désormais accepter de blaguer, de passer du temps dans les tounois de ping pong. Je me surprends à récupérer heure après heure une énergie incroyable. Rien à voir avec la caserne, le séjour se déroule avec une bande de copains comme si nous étions en sas de décompression avant le retour à la vraie vie.
Voilà 7 jours que je suis là. J’ai appelé ma mère aujourd’hui pour lui dire qu’elle me verra demain soir, je rentre à Paris. Elle en pleure de joie.Demain je récupère mes affaires personnelles à la caserne et puis ciao !
Les psychiatres ont validé ma sortie d’incorporation. Il n’était plus nécessaire de jouer le jeu devant eux, il m’a suffi de dire que je n’étais pas fait pour ce monde-là pour qu’ils acquiescent avec sobriété et portent leur signature sur le formulaire. Mon dossier médical du Docteur Ollivenstein a dû également peser dans la balance.
Retour à la caserne. J’aurai aimé abandonner toutes mes affaires à la caserne et rentrer directement à Paris. Mais le protocole exige que l'on rende notre paquetage militaire et qu’on obtienne la signature du capitaine de la caserne après un entretien.
Je me rends au dortoir D placard et lit n°27 dans lequel je n’ai dormi qu’une nuit. Fort heureusement le lieu est vide, un calme étrange et rassurant....
Je me change et vais rendre mes affaires militaires que je n'ai pas eu l'occasion de porter. Les magasiniers me laissent les chaussures et le survêtement en souvenir et reprennent l’uniforme.
-
Veuillez-vous asseoir jeune homme. Le capitaine me montre un grand fauteuil en cuir face à son bureau. Peut-être est-il général, il a des allures de général. De grosses moustaches grises, une carrure et une voix impressionnante, il m’inquiète. C’est ma dernière étape avant la liberté, il ne faut pas que je me loupe, même si je sais que la caserne n’a pas le droit de me récupérer. Je chausse mon air dépressif pour affronter l’entretien
-
- Alors, on n’est pas bien ici ? Un gaillard comme vous ne devrait pas hésiter à servir la nation. On vous offre une structure, des formations, le gîte et le couvert et vous rechignez ! Je suis déçu qu’on ne puisse plus compter sur une partie de la jeunesse à qui on délivre de vraies valeurs …
Il a l’air franchement dépité, sûr de sa logique et de sa bonne foi, tellement sûr que j’éprouve presque de l’empathie pour lui.
Avec un long soupir il appose sa signature et son cachet sur ma feuille de délivrance.
Nous sommes quatre à quitter la caserne aujourd’hui, quatre réformés, j’attends les 3 autres qui prennent le même train que moi. Quand ils m’ont rejoint nous traversons la grande cour. Une voix s’élève à l’étage, il s’agit du garçon entreprenant pipi au lit qui voulait se faire réformer ;
-
Bande de lopettes, pd, branleurs, rien dans le froc, enfoirés, déserteurs …
-
Toutes les fenêtres du réfectoire soudain se peuplent de visages haineux qui reprennent les insultes. L’image est saisissante, les visages et les bras s’agitent derrière les barreaux des fenêtres. Nous laissons derrière nous cette prison et cette sombre vie, notre petit baluchon sur le dos. Je me retourne une dernière fois pour présenter un doigt d’honneur. Malgré tout je ne peux m'empêcher de les plaindre.
Chapitre cinq
Janvier 1980 Paris.
Je reprends ma vie parisienne, à nouveau serveur dans un restaurant, convoyeur de voitures en Province, je sors beaucoup et reprends une vie festive un peu débridée. Hélène me fait tourner la tête.
Elle est …. fraiche et printanière ! étudiante en langue chinoise elle gagne sa vie en faisant du mannequinat. Nous trainons beaucoup ensemble, elle est ma vie parisienne et m’entraine dans les lieux les plus en vogues.
Elle refait son pressbook avec un ami photographe, elle me suggère de me faire également un album afin de les présenter ensemble aux agences.
Passage chez le coiffeur et dans un magasin de fripes. En référence avec ma récente expérience sous les drapeaux, Je choisi un pantalon de treillis un peu grotesque tenu par de grosses bretelles, une veste en tweed.
Hélène adore mon décalage, elle est beaucoup plus sage avec son look à la Sandrine Bonnaire qu'elle déteste, sans doute parce qu'elle lui ressemble trop.
Séance de shooting dans les rues de Montmartre, moi qui n’aime pas m’exhiber, je n’ai cette fois ci aucun mal à poser. Le photographe sait orienter ses modèles et la présence d'Hélène me rassure.
Nous allons ensemble présenter nos photos dans les agences. Hélène décroche quelques contrats.
Je n’obtiens qu’un seul engagement auprès du journal le Gay Pied pour une série de photos prises dans le métro illustrant un article sur « la drague dans les transports en commun »
Le patron du journal, me laisse entendre qu’il pourrait encore avoir besoin de moi. Je ne pense pas que ça m’intéresse. Je n’ai plus envie d’aller me présenter dans les agences, je tourne un peu en rond.
..........................................
Je n'avais plus de nouvelle de Quentin et Pierre depuis l'épisode télévisuel jusqu'à aujourd'hui quand Pierre m'a appelé. Ils se sont installés dans un loft à la Garde Freinet durant quelques mois et viennent de le quitter pour se poser à Saint Tropez.
A Saint Tropez ?
Oui, devine chez qui ?
Je cherche dans mon esprit quelque ami commun qui pourrait les héberger, je ne vois pas !
On a déménagé chez Brigitte Bardot!
Pierre me fait une description enthousiaste de la nouvelle maison qu’elle vient de faire achever sur
la commune de Saint Tropez. Une petite maison de type maison de pêcheur portugais qu’elle
appelle La Garigue.
Se promenant dans les rues, ils l’ont aperçu déposer une petite annonce chez un commerçant.
Curieux et attiré par la lumière, Pierre est allé voir son contenu dès qu’elle a eu le dos tourné
" Cherche couple de gardiens à l’année pour villa à Saint Tropez " sans nom mais avec un numéro
de téléphone.
Il a fallu parlementer un moment avant qu’elle accepte de les rencontrer. Ils n’étaient pas le type de
couple qu’elle imaginait recruter. Néanmoins l’entretien s’est correctement déroulé, Quentin a dû
en mettre une sacré couche et BB a cédé.
Avant de raccrocher, Pierre me lance :
-
"hé ça te dirait de venir nous voir, Brigitte n’est pas là le mois prochain !"
Je ne demande pas mieux, ici le temps et les immeubles sont gris et je ne connais le port de Saint Tropez que par un puzzle de mon enfance.
Avril 1980 – Saint Tropez- la Garrigue.
Ils m’accueillent chaleureusement à la Garrigue. Ils logent dans une petite maison de gardiens. La maison de BB est de plain-pied, elle n’a que deux chambres et un grand dressing où elle entrepose la garde-robe de tous ses films. Pierre navigue dans les rayonnages en me citant les films dans lesquels elle portait ces habits. Des paniers de lunettes et de chapeaux, des étagères de chaussures, je suis un peu gêné de me retrouver dans toute son intimité cinématographique.
Hors saison, Saint Tropez présente son plus bel aspect, nous déambulons dans les rues où Quentin et Pierre semblent connaitre les pivots de la vie nocturne et du show business.
Une fois de plus, je me sens en décalage avec le monde, une sorte de puceau du star système même si à certains moments je savoure ma tasse de café chez Sénequier en regardant les passagers des yachts. Même si je suis incomparablement mieux ici qu’à Paris.
Seulement là depuis 3 jours et je tombe amoureux du Var. Je visite les villages alentours, marche le long des immenses plages de Ramatuelle, me perd dans les forêts de chênes lièges et de châtaigniers du massif des Maures. Mes acolytes me présentent le village dans lequel ils ont gardés leur résidence.
Petite maison dans les vignes au bout d’une piste. Enchanteur !
Le village de La Garde Freinet est au sommet d’une colline boisée. En cette saison toute une vie occupe l’intérieur du village. Petits commerçants, terrasses de café, parties de pétanque, les vieux sur les bancs, je retrouve ici l’ambiance méditerranéenne qui m’a tant touchée en Grèce.
Un parfum d’authenticité baigné d’une chaude lumière de printemps.
Nous regagnons ce soir la Garigue pour nourrir les quelques animaux de BB.
J’aurai préféré rester ce soir à La Garde Freinet plutôt que de retrouver la maison impersonnelle
des gardiens de la Garrigue.
Ce mercredi matin je me promène seul dans les rues de Saint Tropez, j’aime flâner, observer, naviguer seul. Ces moments d’évasion me sont précieux et indispensables pour me ressourcer et j’apprécie d’essayer de saisir toute la beauté du lieu. La présence de Quentin et Pierre m’oblige à m’afficher complice d’un duo trop enclin à la séduction pour tout ce qui pourrait briller. Je retrouve cette saveur ce matin en longeant le port encore assoupit malgré le soleil déjà haut.
Je m’arrête un instant devant la galerie de peinture d’Amanda Lear.
Elle est là, la muse de Dali me tourne le dos, je reconnais sa silhouette.
Serais je attiré moi aussi par le clinquant de la muse de Salvatore Dali, de la chanteuse disco, de l’animatrice de télé mondialement célèbre ?
En vitrine quelques uns de ces tableaux me touchent. En néophyte je pousse la porte pour en voir davantage. Elle se retourne vers moi avec un grand sourire en me proposant des explications sur son travail. J’oublie alors la personnalité internationale pour aborder la personne.
Nous conversons un long moment sans qu’il soit question d’autres choses que de peintures et de philosophie.
Elle m’offre une carte postale d’une de ses œuvres, je n’ose lui demander une signature, le cadeau me semble suffisamment précieux.
L’après-midi est paisible au bord d’une plage de la crique voisine, je regagne la propriété de BB nonchalamment.
Pierre me semble bien excité quand j’entre dans le petit séjour.
-
Un imprévu: « Brigitte » vient d’appeler, elle sera là demain avec son avocat pour passer 2-3 jours. Je l’ai prévenu que nous étions avec un ami, elle n’a rien dit ! tu peux rester là !
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Je la sais exigeante et un peu caractérielle, je crains de ne pouvoir être à la hauteur. Mon avion est dans 3 jours et elle arrive demain matin.
Nous passons la fin de journée à donner un coup de propre dans sa maison. Il n’y en a guère besoin. Tout y est bien ordonné et de goût malgré l’encombrement. Chaque objet prend le sens de sa vie et de sa carrière même si je ne suis pas suffisamment informé pour pouvoir en déceler les secrets.
Le grand matin, le soleil est déjà chaud sur la Garrigue, elle ouvre le portail de la propriété et vient garer sa mini moke devant sa maison. Elle est accompagnée par son avocat et se dirige, solaire, vers nous. Je reste en retrait, l’avocat aussi. Les cheveux défait, elle a une silhouette de rêve, son visage révèle son âge mais cette beauté ne s’éteint pas, elle s’adoucit, elle s’atténue.
BB est de mauvaise humeur, l’avion, le trajet en voiture, ses ennuis de propriétaire … justement elle vient pour faire visiter La Madrague à son avocat.
Nous sommes rapidement présentés, elle est souriante et avenante, me voilà rassuré.
Elle nous propose de les accompagner cet après-midi à la Madrague, Quentin et Pierre ne se font pas priés. Et je suis le mouvement…. Impression d’être le témoin d’un filmen cours de tournage.
La propriété est belle et bien entretenue. Elle n’a pas le cachet sauvage de la Garrigue, l’architecture très design en béton permet aux grandes pièces de la maison d’offrir une vue somptueuse sur la baie de Saint Tropez.
Nous restons un moment debout sur la pelouse qui touche sa petite plage privée. La baie fourmille
d’embarcations multiples. Quelques pêcheurs, les yachts, les navettes de bateaux qui traversent la baie, chargées de touristes. Un haut parleur énumère aux passagers le nom des propriétaires de chaque villa, une brochette de gens connus. Chaque nom de personnage populaire provoque un mouvement dans le bateau. Les jumelles et appareils photos aux objectifs impressionnants, se braquent de concert sur l’objet de leur attention, 50 cerveaux espèrent alors apercevoir la silhouette d’une star s’exhibant dans son jardin ou au bord d’une piscine privée.
Le ballet est incessant, le bruit des moteurs, des haut-parleurs et le manque de sérénité nous fait comprendre le choix de BB d’avoir fait bâtir la Garrigue dans un endroit moins exposé.
Quand la navette passe à proximité de sa plage, nous suivons les commentaires de l’animateur du bateau.
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Sur votre gauche, vous pouvez voir la Madrague, propriété de la célèbre actrice Brigitte Bardot qui fut une star internationale….
S’en suit toute une biographie légendaire de ses films et de ses amants,je sens la tension monter et étonnamment elle me prend à témoin en me tutoyant
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Tu vois ce que je subis au quotidien, quand je pense qu’il n’y avait que des pêcheurs quand j’ai acheté ! Au début je leur répondais en hurlant : bande de cons, vous faites chier, laisser moi vivre tranquille ! A présent j’aimerai vendre la propriété mais elle vaut tellement cher qu’il n’y a que les magnats du pétrole pour l’acquérir ! Tu me vois vendre la Madrague aux arabes des compagnies pétrolières ? Je suis terriblement attachée à ce lieu, quand j’y suis tôt le matin, quand il n’y a personne, je me dis que c’est ici que j’aimerai être enterrée.
Je suis content et surpris par sa familiarité, son naturel. Je ne suis ni de son monde, ni de son cercle d’amis et soudainement je deviens un acteur (en second rôle) du film dont jusqu’à présent je n’étais que témoin.
Pierre me fait un clin d’œil : On dirait qu’elle t’a adopté !
Nous regagnons la Garrigue. BB et maitre Dreyfus partent manger en ville, elle nous donne rendez-vous demain matin pour se rendre au marché. Elle préfère se déplacer dans la vieille 4L rafistolée de Quentin et Pierre plutôt que d’utiliser son véhicule reconnaissable entre tous.
Samedi matin, jour de grand marché place des Listes. Difficile de trouver une place malgré notre arrivée matinale. Nous descendons tous les quatre les ruelles pavées vers la place. Elle nous devance de peu, de grandes lunettes de soleil et un large chapeau tentent de dissimuler son identité. Mais je vois les gens se retourner, la montrer du doigt et parfois l’interpeller. Je marche juste derrière elle comme s’il m’était naturel, fréquent, de me promener avec Brigitte Bardot dans les rues de Saint Tropez !
Elle salue quelques commerçants, croise plusieurs amis adipeux et serviles et poursuit sa marche décidée vers la place des Listes.
La place est déjà bien animée, tout le terrain de pétanque sous les platanes est occupé par les parasols rouges, oranges, jaunes des forains qui offrent une ombre salutaire aux clients et aux promeneurs.
Chacun part dans une direction différente et je pars seul dans les allées le nez au vent. Si je trouve un bon miel je me le rapporte demain à Paris. A peine croyable aujourd’hui sur cette place ensoleillée et demain à nouveau dans la grisaille de Paris.
Toujours pas de stand de miel qui m’inspire, un miel qui sentirait cette odeur si particulière à la Provence, un mélange de lavande, thym, romarin, mêlé à celle des embruns de la Méditerranée. Envie de repartir avec un morceau de cette parenthèse idyllique.
Au détour d’une allée, je la vois remplir son panier de fruits et légumes, elle m’interpelle :
-
Tu l’as trouvé ton miel ? Regarde celui que j’ai trouvé, je l’ai gouté : excellent ! si tu veux je te montre le stand dès que j’ai payé.
Les forains sont souriants et gardent la bonne distance, les touristes apprentis paparazzi restent discrets, elle m’entraine vers le stand d’un artisan apiculteur. En chemin elle s’arrête soudainement
-
Regarde !! non, c’est pas vrai, ...regarde comme il est beau !
Elle s’accroupi et prend un bébé chiot dans le creux de ses mains. Le chien a les yeux fermés, il dort paisiblement, lorsqu’elle commence à le caresser, il ouvre ses yeux encore bleus et gémit de plaisir. BB est totalement sous le charme elle me le met dans mes mains.
Même soupirs d’aise du bébé chien.
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Vous ne voulez pas l’adopter Madame Bardot ? lui lance la dame qui se tient à coté, c’est le dernier bébé qui nous reste de la portée, je ne le vends pas, je le donne. C’est une femelle.
BB énumère le nombre de chiens dont elle s’occupe déjà, il n’est pas question d’en prendre un de plus. J’ai toujours la petite chienne dans mes mains.
-
Pourquoi pas toi ? Me dit BB
-
A Paris, dans un studio, ça me semble compliqué !
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Les chiens ont seulement besoin de trois choses : de l’amour, de la dépense physique et de bonnes gamelles !
J’ai une terrible envie de dire oui. Ce petit être qui vibre dans mes mains me donne déjà l’impression d’être dépendant de mon amour.
-
Viens on va acheter le miel, ça te laisse du temps pour réfléchir, si tu veux je peux en être la marraine.
Troublé par cette proposition, j’achète un pot de miel et un paquet de biscuits artisanaux sans trop prêté attention à mon achat. Nous revenons vers l’endroit où se trouve le panier du chien. Déjà je suis inquiet que le panier soit vide, qu’une autre personne l’ait adoptée. Non elle s’est endormie sur une petite couverture.
-
Alors ? … me demande la future marraine comme si le sort de la planète pouvait en dépendre.
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Alors j’en ai très envie, je l’adopte !
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Je ne l’ai pas encore vu marcher, elle est toute douce, des grosses pattes, dont une blanche, elle est dans mes mains et je ne sais pas à quoi je m’engage.
Nous retournons vers la vieille 4L où nous retrouvons Quentin et Pierre. Ils me mettent en garde sur les responsabilités de ce compagnonnage, et sur la nécessité d’une bonne éducation. Tout cela a peu de sens pour moi, j’ai en tête la complicité que j’ai connu avec Fox lors du périple avec Joël et Cathy, c’est ce sentiment d’attachement que je souhaite retrouver, même si le souvenir de Chiffon aurait du me dissuader.
A la Garrigue, je lâche le bébé chien, il rampe plus qu’il ne marche, je comprends qu’il n’est pas complètement sevré, ses yeux bleus et sa démarche me le confirme.
BB est très enjouée, ce nouvel arrivant semble effacer tous ses soucis, la petite chienne tente de la suivre par petits sauts maladroits.
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Ce soir nous allons fêter ça au restaurant, je suis sa marraine je dois donc la baptiser !
Nous repartons donc le soir vers la place des Listes où se trouve l’un de ses restaurants italiens favoris. Champagne ! L’humeur est joyeuse autour de la table, le patron chauffe l’ambiance en mettant des disques des Gipsy King. Elle esquisse quelques pas de danse et nous raconte ses soirées à la Madrague avec ce groupe. La chienne est sur mes genoux, endormie, petite boule chaude tout en confiance.
Nous repartons donc le soir vers la place des Listes où se trouve l’un de ses restaurants italiens favoris. Champagne ! L’humeur est joyeuse autour de la table, le patron chauffe l’ambiance en mettant des disques des Gipsy King.
BB me demande de lui passer l’animal endormi, à contre cœur je lui tend. Avec son doigt elle donne du champagne à la petite chienne qui sort sa langue pour en redemander, elle lui en redonne. Elle éclate de rire
-
On va l’appeler Tartine ! tu es d’accord ?
Je ne suis pas d’accord mais je me dis que pourrais toujours la rebaptiser autrement dès demain, alors j’acquiesce et la table applaudie.
Elle garde Tartine sur les genoux et quand arrivent son assiette de spaghettis carbonara, elle en extrait quelques un pour lui donner directement. La chienne qui était endormie il y a seulement quelques minutes a été réveillée par le champagne. Avec une agilité incroyable elle projette son train avant et s’engouffre le museau dans l’assiette. En quelques instants elle en a dévoré l’essentiel. Eclat de rire général. En sortant du restaurant Quentin et BB marchent devant nous et se tiennent par la taille, ils conversent amicalement, de dos, on dirait 2 jeunes étudiants. Quentin à 30 ans, elle en a 55.
Je repars ce matin en avion pour Paris, BB aussi par l’avion suivant. Quentin m’avait proposé de m’amener à l’aéroport de Nice, il lui propose également. Elle accepte volontiers.
A Saint Laurent du Var, Quentin s’engage sur la file de gauche uniquement destinée aux véhicules tournant dans cette direction, puis se rabat à droite pour poursuivre notre route.
Un coup de sifflet définitif des gendarmes nous arrêtent. Regards suspicieux sur la 4l déglinguée, le gendarme signale la faute et sort son carnet d’amendes.
-
Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur, je suis Brigitte Bardot et nous avons chacun un avion à prendre.
Le gendarme éberlué se penche vers l’intérieur pour constater la situation, on sent le doute dans ses yeux, puis il se reprend
-
Que vous soyez Brigitte Bardot ou le pape, le tarif est le même !
Je crains l’explosion.
-
Parfait, je connais très bien le capitaine de gendarmerie de Saint Tropez, je lui parlerais de vous et vous aurez de mes nouvelles….
Dans ma tête je me mets un instant BB en tête à tête avec Louis de Funès et les gendarmes de Saint Tropez. Mais les minutes passent et l’enregistrement pour mon vol est compromis.
Le gendarme termine son PV, plus d’espoir d’attraper mon avion.
Au guichet, je parviens à mes frais à changer mon billet d’avion pour le suivant. Le même que celui de BB.
J’ai Tartine dans les bras et un petit sac avec mon miel et mes biscuits. Je voulais ramener un petit souvenir du Var. Je suis servi !
Le steward du guichet me demande si j’ai pris des dispositions pour que le chien voyage en soute. Non, bien sûr, je n’ai rien prévu ! La location d’une cage est de 300 Fr et c’est incontournable, pas d’animaux en cabine. Je n’ai pas les 300 Fr !
Je retrouve BB dans le hall pour lui expliquer mon problème. Elle part en trombe vers le guichet en pestant « oh les cons, ils vont m’entendre ! »
En effet ils l’ont entendu ! en moins de 10 minutes, je suis autorisé à garder ma chienne sur mes genoux.
En allant vers la salle d’attente, elle me pose une main sur l’épaule.
-
On a gagné ! si tu veux, viens me rejoindre tout à l’heure en première classe, on va fêter ça au champagne.
L’avion vient de décoller, dès qu’il est annoncé que les passagers peuvent défaire leur ceinture, je pose Tartine endormie sur mon siège, mon sac avec le miel et les biscuits sur le siège vacant voisin, et me dirige vers l’avant de l’avion. Un rideau sépare les 2 classes. L’hôtesse m’intercepte
- Heu ... Mme Bardot m’attend …
- madame qui ?
- Brigitte Bardot.
-
ah bon, oui, d’accord allez-y !
Le champagne est commandé, une petite bouteille et 2 flutes. Elle me raconte à quel point elle n’aime pas l’avion, le champagne l’aide à surmonter sa peur.
-
Comme dirait un ami, si j’avais des olives dans les fesses j’en ferais un litre d’huile tellement je les serre fort au décollage et à l’atterrissage.
-
Nous blaguons un long moment jusqu’à l’annonce d’une arrivée imminente sur Paris.
De retour à ma place une vision cauchemardesque me saisit. Tartine est réveillée, elle a déchiqueté papiers et plastiques, s’est attaquée au miel et aux biscuits qu’elle a répandu sur le siège. Elle n’est pas descendue du fauteuil mais l’a piétiné longuement laissant des empreintes de miel dans les lambeaux d’emballages. Avec un petit pipi pour arroser le tout. Personne ne semble s’en être aperçu, j’essaye de compacter les déchets, d’essuyer les flaques de miel du pot éventré avec un mouchoir en papier et boucle ma ceinture assis sur le siège voisin. Une pensée pour le personnel de nettoyage.
Je n’ai pas revu BB au débarquement, à la sortie, les premières classes sont prioritaires.
Chapitre six
Tartine ! Certainement pas ! à Paris, nous sommes réunis autour d’Isabelle, la sœur de François et
quelques amis.
-
Tartine, c’est vraiment un nom grotesque !
Isabelle vient de prendre une loge de concierge pour financer ses études, elle s’engage à prendre mon relais pour s’occuper de la petite chienne quand je serais indisponible. Un chien dans une loge de gardien semble tout à fait indiqué.
Surtout dès l’instant où nous nous sommes aperçu qu’il s’agissait d’un dogue allemand mélangé labrador.
Isabelle, amatrice d’opéra me propose de l’appeler Carmen., nous validons cette proposition et baptisons à nouveau cette petite chose, cette fois ci en trinquant au whisky.
Le partage de Carmen est problématique, la petite boule noire devient un belle chienne élégante et caractérielle.
Les résidents de l’immeuble d’Isabelle se plaignent des hurlements de la chienne à chaque passage devant la loge, elle renonce à garder Carmen lorsque je suis occupé.
Carmen a besoin de bouger, courir, manger. Paris est triste pour un chien. Elle est totalement indisciplinée malgré mes nombreuses promenades avec elle.
Plus mon animal grossit plus mon studio me paraît petit . Mes meubles deviennnent la cible de son désespoir ou de la colère quand je la laisse à la maison. Elle peut me ravager un mètre carré le temps d’un aller-retour à l’épicerie. Le vieux fauteuil club en cuir est dévoré, la tapisserie arrachée, les plantes vertes déchiquetées. Le sol est un mélange de terre et d’excréments qu’il me faut ramasser constamment.
Je remplace mes étagères en bois par des métalliques pour pouvoir ranger mes livres et CD en hauteur. Carmen s’est déjà attaqué à la littérature. Elle a dévoré une ancienne encyclopédie de valeur et 3 livres de poches de mauvais goût.
Hier matin J’ai déployé au sol tous les éléments des étagères, Barres métalliques, planches, boulons, écrous. Tout est prêt à être assemblé. Je pousse le peu de meubles pour faire de la place, un coup de balai et je me retourne. Carmen fait une drôle de tête, pas celle de la connerie en cours, plutôt une tête d’indisposée.
Cinq écrous manquaient à l’appel. J’ai secoué un peu la chienne, tapoté le dos, mais au contraire de la faire vomir, elle a semblé ragaillardie, remuant la queue et attendant une potentielle récompense. Les avaient elle ingurgités ? Mystère, je ne les retrouve nulle part.
Hier soir comme souvent nous sommes allés avec François au studio de Carbonne 14. Balbutiements multiples de créations radiophoniques. Des radios, il en nait et disparait tous les jours, depuis le projet d'ouvrir la bande fm aux radios libres. Certaines sortent du lot, d’autres sont très branchées, ou gauchistes ou catholiques … Les émetteurs se touchent et se bousculent. J’en connaissais quelques-unes pour les avoir fréquenté lorsque nous accompagnions Quentin et Pierre à leurs interviews.
Mais nous préférons les petites radios de quartier, plus libres et plus innovantes. Voilà quelques demi nuits que nous passons dans les studios de Carbonne 14. Le soir tard sur cette longueur d’onde, une voix très féminine salue les auditeurs. Sur une chanson de Michel Jonas l’émission Super nana ouvre ses micros. Super nana l’animatrice se présente comme une bombe sexuelle, elle reçoit des invités et des coups de fils en direct sur l’antenne. Sa répartie, ses fous rires, son humour nous ont fait basculés dans l’addiction radiophonique. Comme nous avons fait partie de ses premiers visiteurs en studio, Super nana nous trouve toujours une place pas loin d’elle. Mais Super nana est devenue Super connue, le standard et l’audimat explose tous les soirs. Son langage est cru, parfois très cru. Mais sa force réside dans sa façon d’interpeller les auditeurs, de les pousser dans leur dernier retranchement pour en faire une gigantesque farce souvent au profit d’un humour féroce, ravageur et d’un rire tellement communicatif.
Hier soir donc, nous nous sommes rendus au studio de Carbonne 14. J’ai pris la voiture pour éviter de laisser Carmen seule dans mon studio. La voiture est déjà bien entamée, ce sera un moindre mal. Sur le trottoir avant l’émission Super Nana (Catherine) nous interpelle :
-
Oh les mecs, on promène le chien, je vous accompagne ?
Elle a un petit faible pour les jeunes mecs ; on a également un faible pour sa personnalité au micro et celle hors micro. Super nana ne ressemble pas aux fantasmes des auditeurs. Elle rayonne mais elle est en très net surpoids.
On a fait le tour du pâté d’immeubles en discutant, nos échanges particuliers sont intéressants, on parle de tout … En s’approchant de la voiture, Carmen bloque soudainement la laisse. Elle a la particularité de faire ses gros besoins exclusivement sur les passages piétons et aux carrefours. C’est le cas. Nous nous arrêtons tous les trois pour poursuivre la conversation alors que Carmen se vide les intestins. Les automobilistes attendent la fin de la grosse commission pour passer. Mais si je tire la laisse très fort et très vite vers le trottoir tout va se répendre sur la longueur, soudain un bruit de cascade métallique attire notre attention. En se penchant tous les trois vers les excréments de Carmen, nous discernons la présence de mes cinq écrous d’étagères perdus.
Nous voilà tordus de rire sur un passage clouté sous les klaxons des automobilistes excédés.
Nos soirées sont drôles, nos rencontres sont multiples et nous naviguons avec mon pote dans un monde qui n’est pas le nôtre mais qui nous adopte volontiers.
Super nana devient la reine des nuits parisiennes, elle nous traine dans tous les lieux branchés de la capitale et nous présente souvent des personnalités marginales et créatives. Et on se laisse couler dans ces doux flots de surprises, de musiques et de rencontres.
Mais Carmen ne cesse de grandir, je multiplie les montées et descentes des six étages de mon studio pour éviter le pire à la maison. Je fréquente à nouveau Sophie, nous avons à nouveau des choses à nous dire en promenant nos chiens dans le bois de Vincennes. Son chien est un petit animal de salon qui n’apprécie guère la fougue de Carmen. Les rapports sont tendus, les laisses aussi, son chien est ridicule, la mienne est délinquante. Je décide de renoncer à ses balades, nos mâchoires se crispent en compagnie du chien de l’autre ce qui compromet tout baiser voluptueux.
Hier soir Cathy m’a téléphoné, elle m’invite à passer la voir à Pau. Sophie, en vacance dans le Béarn m’avait déjà convié à la rejoindre dans la demeure d’un de ses amis, gestionnaire et actionnaire du groupe Habitat.
D’une pierre deux coups au pied des Pyrénées ? J’aimerai n’avoir que mon sac à dos à prendre pour rejoindre ma Cathy une semaine, puis Sophie la semaine suivante. Je tente de placer Carmen chez mes amis. Tous l’adorent, mais aucun n’est disposé à la prendre en pension pour 15 jours.
J'ai une idée : sa marraine ! "Si tu as un souci, fais-moi signe et donne-moi de tes nouvelles" m’avait dit Brigitte Bardot.
En me vouvoyant, BB répond négativement à ma demande, il ne me reste qu’une possibilité, emprunter la voiture de mes parents en embarquant Carmen dans mon périple.
Chapitre sept
Autoroute du Sud- Aout 1982
Les kilomètres filent et je ne me lasse pas de rouler pour ma première conduite au long cours. Je n’avais guère d’affection pour l’esthétisme de la Renault 6 de mes parents, mais aujourd’hui je la regarde comme un cheval pur-sang, sublime monture qui m’ouvre l’horizon.
Je dois retrouver Cathy demain après-midi devant la grotte de Lourdes un cierge à la main pour qu’on puisse se reconnaitre ! Rien que l’idée nous fait rire, j’en souris d’avance en conduisant.
Petite pause sur une aire d’autoroute, je savoure un immonde sandwich d’autoroute en regardant Carmen s’ébrouer sur les pelouses. Je pense à la semaine prochaine lorsque je vais retrouver Sophie. Nos chiens vont-ils être enfin compatibles ? J’ai bien peur de m’ennuyer un peu avec elle chez son ami. Mais elle m’a dit son impatience de me revoir là-bas.
La route est de plus en plus belle, je trouve la vie facile. Carmen est assise sur la banquette arrière, elle surveille la route à l’affut du son de clignotant qui la fait gémir et baver de joie. Elle pense qu’on va se garer et se promener. Je n’ouvre plus les fenêtres, je crains que les courants d’air me renvoi des filets de salives canines.
Lourdes – Août 1982
Je n’imaginais pas voir tant de monde dans cette ville entièrement dédiée à la Vierge. Des flots de pèlerins et de touristes hantent les échoppes à la recherche du porte clef ou de la boule de neige donnant accès aux miracles.
Mais je ne viens pas spécialement voir Bernadette et la Vierge, je viens retrouver Cathy. La file d’attente qui mène à la grotte est interminable. Composée de toutes les nationalités, la foule coincée entre les barrières étroites prend son mal en patience sous un cuisant soleil.
J’en viens à regretter cette idée rigolote, on va dire que c’est mon chemin de croix vers la grotte ;
Appareils photos, crème solaire, chapeaux et même glacières accompagnent cette très lente procession vers le lieu consacré. Je suis curieux aussi de mesurer la charge d’un lieu où chacun dépose son espoir de jours meilleurs. Ma pauvre chienne a soif mais reste stoïque, elle s’est mise au diapason de la lente progression.
Enfin, nous voilà devant le sanctuaire, chacun dispose de quelques secondes pour se recueillir devant la statue. Le flot ne s’interrompt pas, la Vierge n’a pas que ça à faire, des centaines de personnes sont derrière nous.
Pas de miracle Cathy n’est pas là, j’ai à peine le temps d’entamer une conversation avec la Vierge que je sens la pression du flot qui me pousse dans le couloir de barrières vers la sortie.
Si j’avais eu un peu plus de temps je lui aurais demandé plein de trucs, je l’aurai remercié aussi de me faire continuer l’aventure quoi qu’il arrive …. Mais j’aurai bien l’occasion de reparler avec elle !
Les barrières de sorties sont parallèles à celles de l’entrée, ainsi, avec le faible espoir d’y croiser Cathy, je dévisage chaque visiteur qui arrive. Je trouve un recoin un peu ombragé pour y guetter les arrivées humaines. La chienne tourne un peu en rond, ça manque un peu d’espace ici. Je n’ai pas vu Cathy depuis Paris. Soudain elle apparait telle que je l’ai quitté dans un grand éclat de rire communicatif.
Bonjour mon père, bonjour ma soeur Cathy Marie Madeleine ! , le temps de blaguer ensemble un moment et je m'aperçois que Carmen a répandu une énorme bouse dans le passage des pélerins. A l'instant au loin, s'engage un convoi de personnes en chaises roulantes, le passage est trop étroit pour qu'ils évitent la catastrophe, nous partons rapidement c
omme des voleurs, à mi chemin entre la honte et l'éclat de rire.
Pau- août 1982
Voilà une semaine que nous nous sommes retrouvés, j’ai le sentiment que sa bande de copains plutôt néorurale dispersée sur les coteaux des Pyrénées a trouvé un bel équilibre. Les soirées sont souvent collectives, les gamins gambades, les adultes discutent, jouent aux cartes ou font de la musique dans la pièce d’à côté. Et puis il y aussi nos soirées à Pau où Cathy vit au premier étage d’un HLM, ce qui l’a fait beaucoup rire. Un peu plus loin dans la campagne, elle sait qu’elle peut retrouver sa roulotte et prendre du large avec son quartier. Les plages du littoral, l’horreur mythique de Palavas les Flots, les balades dans les contreforts des Pyrénées, ma semaine est joyeuse et drôle.
Je retrouve avec elle une part de moi-même, elle me présente Gilles son amoureux chanteur, poète anarchiste et maçon. La présence de Gilles clôt mon espoir de reprendre une relation de couple avec Cathy mais ouvre une belle période de solide amitié.
Ce séjour me le confirme une fois de plus.
Je pars avec Carmen dans les montagnes retrouver Sophie, content aussi de quitter la ville pour de plus grands espaces.
La demeure de Bertrand- Août 1982
Voilà 3 jours que je réside dans cette bâtisse ancienne entièrement rénovée, le jardin de grande taille soigne un désordre organisé, les allées sont dégagées et une Porsche noire impeccablement lustrée stationne sous une tonnelle ombragée. Sophie m’accueille avec sourire et soulagement. Comme si je venais mettre un peu de couleurs dans leur séjour.
Bertrand a 35 ans, un sourire commercial de catalogue et une tenue de jeune cadre en résidence secondaire. L’intérieur de la maison ressemble à un musée. Impression de pénétrer dans un magasin Habitat. Tout est Habitat, de la tasse de thé aux rideaux, tout est codé, jusqu’au sol en mallons brillants faussement vieillis
J’ai la nostalgie du bordel du HLM de Cathy, l’environnement désordonné d’un quartier où s’affrontent gitans et arabes, ou gravitent peintres et poètes. Ici tout est propre, astiqué. La guerre est déclarée entre le caniche acariâtre de Sophie et Carmen. Et Bertrand craint beaucoup pour son chat siamois qu’il caresse amoureusement. Ce mec m’énerve.
Je propose d’attacher Carmen sous la tonnelle et de ne pas la laisser passer le seuil de la porte.
- Bonne idée, me dit-il, au moins elle gardera ma Porsche !
Je suis soulagé également, je pense qu’elle sera mieux dehors que dans cette ambiance. Bertrand me regarde avec condescendance. Il a la bienveillance et le mépris du jeune propriétaire parvenu. Je n’arrive pas à savoir si Sophie est sa maitresse, mais ses regards protecteurs et concupiscents sur elle me laissent à penser qu’il poursuit cet objectif.
Il n’a pas seulement une quinzaine d’années de plus que moi, il a des années lumières d’avance ou de retard sur mon tempo. Je pars souvent seul dans la montagne promener la chienne.
Sophie est toute excitée, presque hystérique, je ne sais si c’est grâce à ma présence ou bien grâce aux virées en Porsche décapotable.
Nos conversations sont anodines et pas désagréables, nos journées sont anodines et peu intéressantes.
Retour vers Paris- Fin Aout 1982
Ouf, je quitte le département avec soulagement, ces deux derniers jours chez Bertrand ont été éprouvants.
Avant-hier, le maitre de maison nous a proposé une promenade au marché du village voisin.
Il était convenu que Sophie fasse le trajet plutôt en Porches qu’en Renault 6 de baroudeur.
On était en train de se préparer à partir quand un grand bruit nous a fait tous les trois tourner la tête vers la tonnelle.
Carmen venait de renverser une grande poubelle métallique sur l’aile flamboyante du véhicule.
J’ai cru que Bertrand allait s’étouffer de colère et moi de honte.
Il fallait quand même récupérer des courses au village, la Porches ne pouvait pas bouger avant la visite des experts et du coup je les ai fait monter dans la R6.
Je crois que Bertrand se souviendra toute sa vie de ce trajet. Les mains accrochées au siège avant, pâle comme la mort ; je reconnais que ma conduite en R6 devait être un peu nerveuse.
Nous ne nous sommes plus adressé la parole de la journée. Je savais que je partais le lendemain ... et puis le soir, après les lourds silences du diner, Sophie m’a invité discrètement à passer dans sa chambre.
-
C’est ton dernier soir ici, passe me voir, si tu dois partir tôt demain matin.
Bertrand lui a réservé une chambre de princesse (Habitat), tout en voilages, meubles blanc, draps de satin et lumières tamisées par des abat-jours en lin crème.
Sophie ressemble aux portraits de David Hamilton, dans une chemise de nuit sobre en coton, son expression ‘d’innocence appelle la tendresse et la caresse.
Nous passons la nuit ensemble laissant la chambre dans un désordre éloquent. Aux premiers rayons du soleil, ce matin j’ai pris une douche froide au tuyau du jardin, nu sur la pelouse entretenue. Hier elle était encore vierge, ce matin elle se réveille différente en souriant. Je l’ai quitté avec la reconnaissance d’un échange au-delà des mots au-delà d’un environnement qui m’est
étranger.
J’aurai pu l’avoir rêvé, pourtant j'ai la sensation qu'il sagit de notre dernière rencontre.
J’ai peu dormi, l’autoroute me renvoie le récit de ma parenthèse hors de Paris, je suis content de retrouver mon studio, mes copains …
Paris - septembre 1982
J’ai repris mon rythme parisien, gardien de nuit avec mon chien dans un centre aéré, surveillant scolaire, serveur dans un restaurant en cave. Les amis défilent à la maison, je sors aussi beaucoup. Je vois Hélène régulièrement, elle est un peu dépressive et me voudrait trop souvent à ses côtés. Trop envie de ma liberté, j’esquive.
L’autre soir avec quelques amis, nous avons fait une séance de spiritisme avec des lettres de l’alphabet disposées sur la table. L’humeur était plus à l’anecdotique qu’au recueillement. Pourtant après quelques minutes, le verre sur lequel nous posions notre doigt s’est mis à vibrer, puis ostensiblement s'est diriger vers des lettres. Nous lisons à voix hautes, en cœur, les lettres qu’un esprit inconnu, voire farceur a choisi. L.N.L.M.J.F.
Mon père renonce à récupérer sa Renault 6 que Carmen a fait prématurément vieillir, de toute façon il n’a jamais trop aimé conduire.
Octobre 1982- Paris
Désœuvré, je suis au chômage, Paris m’ennuie, je trouve presque tous mes amis creux, il m’apprécie davantage que je ne les apprécie et je n’ai pas de perspective. Carmen s’est calmée, mais aboie toujours aussi fort, est toujours aussi vorace, affectueuse et testarde.
Un appartement se libère à la Garde Freinet, Quentin vient de me téléphoner, il me propose de l’occuper et de venir préparer avec eux leur prochain spectacle.
Quentin et Pierre ont quitté la maison de BB, ils ont regagné leur maison au milieu des vignes de la Garde Freinet.
Catherine Fayard, une plasticienne de leurs amis loue un loft, une ancienne bouchonnerie rue des jardins dans le village. Le loyer est très modéré, je touche une indemnité de chômage, je dispose de la voiture…. Il faut que j’y aille. !
La Renault 6 n’a plus un centimètre de disponible, c’est comme si j’y avais entassé les affaires de ma vie compressée entre le tableau de bord et le coffre. Carmen prend la place avant du passager.
Je suis convaincu de ne plus jamais demeurer à Paris. François vient me saluer 5 minutes avant mon départ sur le trottoir. Avec une certaine admiration mélancolique, il salue une fois de plus un de mes changements de cap.
Chapitre huit
Printemps 1982 La Garde Freinet (Var)
Sauf les jours de mistral, l’hiver est doux ici. J’aime mon lieu de vie, le loft est vaste et lumineux. Les fenêtres sont toutes constituées de petit carreaux colorés qui donnent sur un carré de verdure, les mallons rouges hexagonaux du sol sont d’époque, les plafonds sont hauts, je respire. Au coin de la pièce, l’unique meuble est un grand lit en fer forgé. J’ai acheté 2 chaises de jardin, récupéré une table et déplié mes tapis, ma chaise de metteur en scène. J’ai choisi de dormir dans la petite pièce voisine où j’ai posé un matelas au sol. Je laisse le lit en fer forgé aux invités, je n'y dors pas très bien.
Il y a du passage dans mon loft, seuls ou en couples, les amis parisiens débarquent pour prendre l'air de la Provence, ça ne me déplait pas. J’ai dû m’inscrire ici aussi au chômage et bizarrement je touche deux fois mon allocation, de l’ANPE Paris et celle du Var. Il me semble vivre royalement.
Une nouvelle radio, "radio Spi" émet depuis un an à partir du village. Toutes mes visites dans les studios de radio de la capitale m’ont donné le gout d’être animateur. Le studio est installé dans un moulin entouré d’oliviers qui domine le village. Le moulin aux étoiles. Par fort mistral, on ne peut pas en sortir, la porte s’ouvre vers l’extérieur. La nuit, une fenêtre s’ouvre sur les étoiles.
La sympathique équipe en place me confie le créneau horaire du matin. Entre 8 et 10h.
J’intitule mon émission « Debout les Maures ! » et prend le parti de surprendre par mes choix musicaux, mes rubriques décalées, un ton irrévérencieux, des invités surprises…
Radio Spi devient populaire, elle arrose non seulement le Massif des Maures mais aussi tout le golfe de Saint Tropez. Les commerçants nous troquent des bons d’achats et des cadeaux à distribuer aux auditeurs contre quelques créneaux de publicités radiophoniques. Je me surprends à avoir mon fan club même si parfois je pense devenir lourd au micro. Je n’ai ni le talent ni l’expérience d’une « supernana » à Carbonne 14.
Je démarche les petites maisons de disque au téléphone pour obtenir des disques et des interviews d’artistes. Quand j’annonce que je travaille pour la radio de Saint Tropez, les portes s’ouvrent très facilement sur les nouveautés. Tous les 2 mois je passe quelques jours à Paris avec mon magnétophone et glane du contenu pour mon émission.
Mon créneau m’oblige à une programmation musicale tonique sans être agressive, la funk music m’intéresse et accompagne souvent mes rubriques, je passe aussi les titres des artistes de variétés dont j’ai pu obtenir l’interview. La plupart sont inconnus, certains sont presque déjà oubliés (Buzy), d’autres sont désagréables et font leur promotion sans conviction. (Yvan Dautin). Il y a aussi de belles rencontres surtout dans le domaine du jazz. Je profite de mes séjours à Paris pour m'essayer à des reportages aventureux.
Mes contacts parisiens me permettent de passer une nuit dans les souterrains en passant par une plaque d'égout. Grace à un guide équipé d'un bon plan nous découvrons d'immenses salles secrètes couvertes de grafitis, des fontaines d'eau pure, des abris durant la guerre, des salles d'entrainement au tirs. Au détour des déhambulations dans des couloirs très étroits des anciennes carrières, nous passons par le bunker situé sous l'hopital de l'Hotel Dieu. On apprend que certaines fêtes, parfois orgiaques ou occultes s'y déroulent parfois, ce qui rajoute du piment à notre aventure souterraine. Nous n'y croisons personne et finalement au petit matin, sans avoir vu la nuit passer, nous ressortons par une plaque d'égout proche du jardin du Luxembourg. Nous sommes boueux, fatigués et ravis de retrouver l'air extérieur
, quand nous nous faisons interpeller par un agent de police qui nous demande d'où nous venons. Difficile de cacher notre provenance, la bouche d'égout n'est pas encore fermée. D'un geste prompt, il dégaine l'antenne de son talky walky... qui lui reste dans les mains. Désemparé il sort son carnet d'amende, mais il n'a pas de stylo ! ... Il est 6h ce petit matin et nous nous retenons d'éclater de rire, il nous laisse repartir ... J'emmagasine mes enregistrements audio. Une autre fois c'est une visite du cimetière du Père Lachaise que nous effectuons une nuit de pleine lune en escaladant un mur d'enceinte. Notre déambulation puis notre arrestation par les vigiles est évidemment enregistrée sur mon magnétophone à destination de mes émissions varoises.
A chaque retour sur la Garde Freinet, je reviens avec mes petits trésors de disques en promotion, interviews et reportages et j'en fais profiter mes auditeurs.
Septembre 1982 – La Garde Freinet.
Nous avons un beau succès avec un spectacle de rue de marionnettes que nous avons expérimenté sur le port de Saint Tropez et qui nous amene jusqu'en Toscane où nous jouons tous les soirs dans les campings. Généralement les gérants nous offrent l'emplacement et le couvert, et nous récoltons le fruit de la manche en fin de représentation. Quentin et Pierre sont ravis et projettent déjà la préparation d'un prochain spectacle sur scène auquel je suis associé pour l'écriture et le jeu.
J’ai du mal à me concentrer sur la préparation du spectacle . J’ai l’impression de collaborer sans être vraiment impliqué. Ils ont choisi de faire une pièce musicale et poétique pour les enfants autour de Charles Trenet. Quentin doit être le conteur, Pierre un vieux monsieur et moi une vieille voisine. Je ne sens pas trop le truc. … Le scénario est bancal et ne sert que de prétexte à passer des extraits musicaux des chansons de Trenet. Je me rends compte que je ne suis pas très créatif et même presque réservé sur la tournure du spectacle. De temps en temps il m’apparait une idée qui s’avère irréaliste aux yeux de mes camarades. Mais le spectacle se construit tout de même, nous fabriquons des masques pour nos personnages, un superbe décor est réalisé par un artiste du village et nous répétons laborieusement notre texte. J’ai beaucoup de mal à rentrer dans la peau d’une vieillarde un peu courbée au pas hésitant qui doit hurler à travers le masque pour se faire entendre par les spectateurs. Les costumes sont bricolés et j’ai bien peur que les enfants partent en hurlant en voyant nos masques de vieillards ridés. Pascal Sevran, ami de Charles Trenet qui anime chaque semaine une émission de chanson à la télé, nous assure de son soutien ; il nous enregistre un préambule vocal au spectacle et nous promet d’essayer d’y emmener Charles Trenet dès que nous jouerons à Paris.
Janvier 1982 La Garde Freinet
Nous voilà de retour de tournée. Je suis tellement content de reprendre mes émissions de radio.
Les semaines précédentes ont été difficiles. De salles des fêtes défraichies en foyers culturels quasi déserts, en passant par les préaux des écoles, nous sommes remontés doucement vers Paris. Les enfants n’accrochaient pas plus que moi au déroulé de la pièce. Les cachets délivrés étaient aussitôt dépensés dans les restaurants ou hôtels où nous descendions. N’ayant pas de difficultés financières, mais des goûts de luxe, mes camarades choisissaient souvent des auberges bourgeoises de Province dont les tarifs dépassaient largement mes moyens. Bons princes, ils complétaient la note de mon repas ou de mon hébergement. Quentin, sévère et percutant m’en voulait d’être si peu concerné, Pierre nourrissait encore quelques espoirs de partager mon lit et suivait des yeux chaque mâle approchant. Il commençait à avoir des caprices de star en approchant de Paris. Nos villes de tournées en Province étaient souvent froides et humides, les campagnes tristes.
Nous sommes programmé dans deux théâtres parisiens, pas grand monde dans le public, beaucoup de places offertes, à la famille, aux critiques qui n’applaudissent pas la performance.
Fabienne Pascaud de Télérama délivre une critique assasine (qu'en secret je trouve justifiée). Charles Trenet ne se déplace pas mais nous poursuivons sans trop de convictions nos campagnes de promotion dans les radios
Nous terminons nos contrats avec la seule satisfaction du devoir accompli.
Je rencontre Mélanie, pauvre fille mariée et malheureuse avec qui je passe des moments rock ‘roll poursuivie avec le fusil par son mari jaloux puis Mumu que je suppose être Muriel qui a un corps de rêve et un esprit inexistant ; mes nuits sont courtes arrosées, mes matins sont radiophoniques et mes après-midi se déroulent sur les longues plages de Ramatuelle
Je postule pour un poste d’animateur pour RMC, ma voix, mon expression semblent convenir mais ma culture générale présente des défauts, notamment l’absence d’aisance en langue anglaise. Je suis recalé.... et soulagé ! pas trop envie de résider à Monaco !
La ville de Draguignan cherche un animateur radio pour quelques semaines, payé, à l’occasion de la campagne des élections municipales.
Je déserte momentanément Radio Spi bénévole pour rejoindre l’équipe de Dragon FM qui roule pour Mr Soldani maire de Draguignan, président socialiste du Conseil Général, candidat à la mairie.
Je suis embauché sans difficulté avec un salaire honorable et logé sur la commune.
Quelques jours après mon entrée sur les ondes, le Maire est victime d’un attentat, il reçoit dans l’épaule des décharges de fusils tirés du bord de la route alors qu’il s’approchait en voiture des studios de radio. Je me retrouve escorté à l'aller et au retour de 2 gardes du corps de mon domicile provisoire jusqu’au studio. Le Maire est à l’hôpital, je termine malgré tout mon contrat il n’a pas été réélu.
Automne 1983 – La Garde Freinet
Pas vu passer cet été ….
Au comptoir du village vacance, où je viens de me faire embaucher comme serveur , j’ai pu faire de multiples rencontres, mes émissions de radio fonctionnent très bien, j’ai même eu la chance de pouvoir interviewer Jean Pierre Mocky lors d’un festival de films se déroulant dans le village. Il y a eu également ce long entretien que j’ai pu réaliser avec Haroun Tazieff, très doux et très pédagogue. Nous parlons longuement changements climatiques, risques sismiques et du prolongement des pistes de l’aéroport de Nice. 200 hectares gagnés sur la mer sur 3km. « Une aberration me dit-il, un jour ou l’autre une grande vague engloutira tout ça !
En effet la région de Nice est la plus exposée aux séismes en France. Un puissant séisme comme celui de 1887 est pourtant pressenti.
Je n'ai guère de contacts avec les natifs de la Garde Freinet qui n'ouvrent pas trop leur porte aux estrangers comme moi. Mes rencontres se limitent souvent aux importés qui ont élus domicile ici.
J'y croise par hasard dans la rue principale Pascale Rocard, nièce du premier ministre avec qui j'avais eu une aventure romantique lorsque nous étions ensemble en classe à Paris. Elle me déclamait des poèmes sur les quais de la Seine pour se destiner à une carrière de comédienne.
On se tombe dans les bras l'un de l'autre. Elle est en compagnie du chanteur Yves Simon qui me fait ostensiblement la gueule lorsqu'elle me convie à diner avec eux dans la maison de son amoureux qu'il loue au village. Je n'ose donner suite à son invitation voyant le peu d'intéret qu'il semble m'accorder.
On dit qu’à la Garde Freinet balayé souvent par un puissant mistral, hormis les natifs, ceux qui y restent sont des artistes ou des fous, et c’est vrai qu’y résident temporairement Jeanne Moreau, Tony Curtis, l’écrivain Rezvani et des dizaines d’artisans- artistes semblant vivre sur une autre planète
De temps en temps, Quentin et Pierre m’ont emmené au Nid du Duc. Au bout d’une piste cachée par les chênes lièges, le hameau surplombe un vallon de la forêt des Maures, l’endroit est somptueux.
La propriété appartient à Tony Richardson très célèbre réalisateur et producteur anglais. Moi je ne savais pas trop qui était cette personne, j’étais surtout venu pour découvrir sa piscine.
On m’a dit que le peintre David Hockney en a réalisé quelques beaux tableaux.
Nous avons passés au Nid du Duc des après-midi mémorables. Une eau translucide chauffée par le soleil, un panorama en prise directe avec la nature, le survol des rapaces lorsqu’arrivaient les courants d’air chauds.
Je n’ai pas souvent été seul cet été, je crois que tous mes amis parisiens sont passés. Eux sont ravis et en vacances, j’assume avec bonheur ma nouvelle vie provençale, presque soulagé face à eux, d’avoir quitté l’univers et l’humour de la Capitale.
Mai 1984. La Garde Freinet
J'ai du quitter mon loft, pas assez de rentrées d'argent pour poursuivre la location, heureusement Christiane Sakaze, journaliste parisienne m'a prété sa résidence secondaire pour l'hiver. Une petite maison de village charmante et humide où Carmen et moi nous blotissons près de la cheminée quand le froid et le mistral fige le paysage. Ce n'est qu'un passage, elle doit récupérer les lieux pour la belle saison.
La préparation du prochain spectacle est laborieuse. Quentin et Pierre restent accrochés à mon partenariat et je me laisse embarqué sans conviction, nos après midi de travail me semblent stériles, je n'apporte pas d'eau au moulin et il m'en font souvent le reproche. A l'inverse je conteste, je râle et n'éprouve plus le plaisir de la préparation d'un projet à venir. Ils sont deux, à l'abri du besoin, je suis seul sans argent, à me ressentir redevable de leur bon vouloir, à accepter les diners auxquels ils m'invitent, à supporter le regard sévère de Quentin et celui adipeux de Pierre. Je suis en pleine dépendance.
Juillet 1984. La Garde Freinet
Les émissions de radio continuent, les studios sont désormais installés à Saint Tropez. Le centre de vacance du village m'embauche à nouveau comme serveur pour le mois de juillet. Le mois d'aout sera consacré aux répétitions théatrales. J'ai du quitter ma maison de village, j'ai trouvé un autre lieu presque gratuit pour m'héberger. A quelques kilomètres en pleine nature montagneuse, une grande batisse abandonnée surplombe un très beau champ en friche fleurie . Un immense chataigner apporte une ombre apaisante sur le lavoir en pierres où une source abondante et limpide magnifie le lieu. La pièce que l'on m'accorde est moins glorieuse. Au rez de chaussée du batiment, le sol est en terre battue, il n'y a aucun meuble, une odeur doucatre et humide envahie les lieux éclairés d'une seule pauvre ampoule à la lumière jaunatre. Une autre pièce contigue sans électricité devait autrefois servir de réserve et abrite de vieux tonneaux, du matériel agricole et des gravats, j'y installe des toilettes chimiques de caravane en prévision d'une visite prochaine de ma mère que j'aurais préféré recevoir dans d'autres conditions. On me prète une table et quatre chaises et un vieux réchaud qui noirci les casseroles. Je pose un matelas sur des palettes, et je déplie un lit de camp, place mon unique malle métallique où sont rangés mes vêtements et cherche vainement une bonne raison d'être là. En sortant à l'extérieur, dans la lumière envoutante de l'environnement et le calme absolu et presque inquietant du site, je reprends vie.
C'est une impasse, je me sens prisonnier de ce cloaque, je fais en sorte de retourner dans ma cave uniquement pour dormir. encore plus dépendant de Quentin et Pierre qui commencent à me faire comprendre que leur jolie maison dans leur champ de lavandes n'est pas une cantine.
Ma mère vient là pour trois jours, elle découvre avec effroi mes conditions de vie et m'assimile à un clochard victime de propriétaires sans scrupule. Elle se cache pour sanglotter alors que je tente de lui faire valoir la beauté et la tranquilité du paysage. Rien n'y fait, lorsque je m'absente elle lave mes vêtements au lavoir, ses larmes se mêlent à la source. Son fils est perdu ! Elle m'énerve ! Envie de lui dire: fais moi confiance, laisse moi vivre cette situation sans ajouter du drame. Je la laisse repartir accablée par mon sort et sans possibilité de m'aider.
Aout 1984. La Garde Freinet
Mon pote François déserte Paris au mois de juillet pour venir passer quelques jours dans mon antre. Lui aussi est surpris par l'exotisme de ma situation mais nous passons guère de temps à l'intérieur, privilégiant des moments de plage lorsque je ne travaille pas à la mise en place du prochain spectacle. Il est séduit par la région. Quentin et Pierre lui suggère de prolonger son séjour, il y a une place vacante de réceptionniste pour un remplacement de trois semaines dans un hotel trois étoiles à Grimaud.
Pourquoi pas ? Il est très hésitant, pas prévu de rester si longtemps loin de Paris, mais pourquoi pas?
Je l'envie, à sa place je n'hésiterais pas. Je lui prète ma seule chemise propre, mon seul pantalon propre et ma Renault 6 sale pour qu'il se présente à l'embauche. Je n'ai plus d'argent et guère de projets qui m'enchantent.
De retour du rendez vous, il me raconte son entrevue plutôt sympathique mais décline cette proposition. Pas facile, sans voiture d'assurer les trajets, pas facile pour moi de l'héberger correctement, pas facile de bouleverser son programme initialement prévu pour un court séjour.
Une immense flamme d'espoir me transperce soudainement.
Redonne moi mes fringues, je vais me présenter!
La même chemise blanche, le même pantalon, je suis devant la porte de l'hôtel sans réfléchir à de quelconques conséquences.Le Coteau Fleuri, caché derrière la chapelle des Pénitents sur une placette bordée d'eucaliptus et de cyprès, une arche de bougainvilliers ouvre l'accès du jardin vers la porte de l'hôtel. L'établissement est à flanc de coteaux et offre une vue panoramique sur la vallée quadrillée de vignes étincellantes. Je suis accueilli par une dame souriante et austère. Nicole. Sobriété chic et décontractée, chignon impeccable. Elle gère l'établissement. Elle me fait assoir dans le salon au sol lustré, près du piano à queue sur lequel un magnifique bouquet se reflète. J'apercois la terrasse panoramique où quelques clients du restaurant s'attardent. Deux jeunes serveurs goguenards m'observent discrétement en finissant le service.
La dame revient accompagné d'un homme que je prends pour son mari. Ils s'assoient en face de moi et m'expliquent les conditions. Il a un accent étranger et présente l'allure d'un aristocrate décontracté. J'apprends qu'il est le nouveau propriétaire de l'hôtel restaurant, qu'il compte remonter un chiffre d'affaire très déclinant avec une équipe jeune et dynamique. La place disponible se résume à la gestion de la réception de l'hôtel et au service du petit déjeuner. Sans l'ombre d'un doute je montre mon intérêt pour ce poste et accepte la proposition. Voilà des mois que je vis de salaires aléatoires et ce dépannage de trois semaines devrait améliorer ma situation. Je les quitte sur un grand sourire, soulagé, je savoure cette soudaine aventure avec délectation.
J'imagine pouvoir poursuivre la préparation du spectacle tout en commençant ce nouveau travail, de toute façon, je n'ai pas trop le choix, je n'ai plus un sou. Quentin ne le voit pas du tout de cet oeil là.
Soit tu restes dans l'aventure avec nous, soit tu fais autre chose, faut pas tout mélanger !
Me dit-il assez séchèment. Il est très vexé de savoir que j'ai récupéré à mon compte la proposition qu'il avait faite à François et espère que son ultimatum fera pencher la balance du coté de leur projet artistique.
Je suis en effet un peu troublé: dois je lâcher "mes bienfaiteurs saltimbanques" pour un remplacement de trois semaines dans un hôtel de la région?
Mon questionnement est de courte durée. Je prends un papier et un crayon et je leur écris une longue lettre pour leur expliquer mon malaise et l'impasse insupportable dans laquelle je me trouve à leurs cotés. Je me sens obligé d'utiliser des reproches à leur encontre, mes mots sont durs, percutants et sûrement injustes, mais je veux en finir, je veux tourner la page, je les laisse tomber.